Partir. Lieu de sacré, de ressourcement, la marche réenchante le monde. En produisant un mouvement intérieur, elle ouvre un chemin vers soi et vers les autres.
Par David Le Breton.
La marche est une ouverture au monde qui invite à l’humilité et à la saisie avide de l’instant. Elle restaure la dimension physique de la relation au milieu environnant et rappelle l’individu au sentiment de son existence. Elle procure une distance propice avec les choses, une disponibilité aux circonstances, plonge dans une forme active de méditation, sollicite une pleine sensorialité. Marcher est un long voyage à ciel ouvert et dans le plein vent du monde dans la disponibilité à ce qui vient. Loin des routines du quotidien, le recours à la forêt, à la montagne, aux routes et aux sentiers est une échappée belle pour reprendre son souffle, affûter ses sens, renouveler sa curiosité et connaître des moments d’exception. Marcher, c’est habituer l’instant et ne pas voir au-delà de l’heure qui vient. La marche induit peu à peu une sorte de transe, une douce fatigue imprègne les muscles et libère l’esprit qui n’est plus assujetti à la rumination des soucis. La pensée flottante qui naît de la marche est affranchie des contraintes de raisonnement, elle va et vient, enracinée dans la sensorialité, l’instant qui passe.
Pas besoin d’un but
Il n’est nullement besoin d’avoir un but pour marcher, même s’il faut parfois avoir un prétexte pour se mettre en mouvement. Généralement le terme de la marche n’est pas plus grandiose que les différentes étapes du parcours, il n’en était que le fil conducteur un peu vague, le mobile autorisant la mise en mouvement. Ce qui importe dans la marche, ce n’est pas son point d’arrivée, mais ce qui se joue en elle à tout instant, les sensations, les rencontres, l’intériorité, la disponibilité, le plaisir de flâner… Exister, tout simplement, et le sentir. La marche est inutile, comme toutes les activités essentielles. Superflue et gratuite, elle ne mène à rien sinon à soi-même après d’innombrables détours. Contrairement à la route, le chemin est un appel à la lenteur et non à la vitesse, à la rêverie et non à la vigilance, à la flânerie et non à l’utilité d’un parcours à accomplir, il procure la confiance et non la menace. Il ouvre la voie à la découverte, à la surprise, à l’exploration. Il invite à la liberté. La marche est un effort à la mesure des ressources propres du marcheur. Celui-ci réinvente la flânerie, le fait de prendre son temps. Affirmation tranquille que le temps n’appartient qu’à soi. La marche déjoue les impératifs de vitesse, de rendement, d’efficacité. Elle ne consiste pas à gagner du temps mais à le perdre avec élégance. Il ne s’agit plus d’être pris par le temps mais de prendre son temps. La frénésie de la vitesse, du rendement, appelle en réaction la volonté de ralentir, de calmer le jeu. La lenteur du cheminement fait de toute marche une pérégrination. La marche est retour à l’élémentaire : l’aube, le coucher du soleil, la nuit, la terre, les pierres, les collines, les montagnes, l’eau, la pluie, le vent, elle nous rappelle notre humanité essentielle immergée dans un monde qui nous dépasse et nous émerveille ou nous inquiète.
Une ouverture au monde
Le marcheur est dans l’alternance de l’observation de l’immense et du minuscule. La marche est ouverture au monde, exercice à plein temps de la curiosité. Elle implique un état d’esprit, une humilité heureuse. Le marcheur est nu dans son environnement. La marche dénude, dépouille, elle invite à penser le monde dans le plein vent des choses et rappelle à l’homme l’humilité et la beauté de sa condition. La marche, si elle poursuit un but de spiritualité, est souvent semée d’obstacles volontaires pour le pèlerin qui se soucie moins d’accéder au terme du voyage que de susciter en lui une métamorphose intérieure. L’effort, la patience, la ténacité, la fatigue, les privations sont des ingrédients de l’intériorité recherchée. Toute marche de longue durée aboutit à la même transformation intérieure. Elle commence en randonnée mais se mue en pèlerinage.
Propos recueillis par Émilie Pourbaix.