Popularisée par Victor Hugo et Disney, Notre-Dame est un vestige médiéval devenu monument national et propriété de l’État. Ce site qui attire les touristes du monde entier doit-il être réparé à l’identique ? La remise en état de Notre-Dame aurait tout intérêt à s’autofinancer par l’entrée payante dans le monument restauré… voire augmenté par les dernières technologies ! Le philosophe Roger Pouivet éclaire les enjeux matériels et spirituels de ce grand chantier de restauration.
LE DÉBAT ENTRE LILI SANS-GÊNE ET ROGER POUIVET
Roger Pouivet, Professeur à l’université de Lorraine, membre de l’Institut universitaire de France, Roger Pouivet est l’éditeur français de l’European Journal for Philosophy of Religion.
Tout cet argent pour rafistoler une vieille église, ça me laisse songeuse…
Roger Pouivet La tentation est grande en effet de transformer la cathédrale en monument national ou de l’incorporer à un projet d’urbanisme pour justifier la dépense de sa restauration. Pour gagner de l’argent, on perdrait beaucoup… Que va-t-on reconstruire ? La même chose « à l’identique » ? Un animal empaillé est-il la même chose que l’animal vivant ? Comment éviter l’empaillement de Notre-Dame ? Elle incarne l’intelligibilité de la foi chrétienne. La norme de sa reconstruction, comme sa valeur, est ainsi donnée.
Notre-Dame mérite quand même le meilleur. Nous sommes au XXIe siècle, pourquoi la priver des technologies et des usages du troisième millénaire ?
Oui, après tout, pourquoi pas ! Transformons Notre-Dame en parc d’attractions, ce sera de notre époque ! Plus sérieusement, pour la restaurer, il faut connaître sa nature, comprendre ce qu’elle est. Et son identité lui est-elle donnée quand elle sort des mains de ses bâtisseurs ? À la grande période de l’Université de Paris, au temps de saint Thomas et de saint Bonaventure ? Ou au XIXe siècle quand une flèche, typique du romantisme médiéval, lui fut adjointe, préfigurant, avec aussi le roman de Hugo, sa mise aux normes culturelles ? Notre-Dame est-elle la même à travers l’histoire ? Ou est-elle une collection de différentes tranches temporelles qui sont autant de Notre-Dame ? Ce sont des questions que les philosophes disent « ontologiques ». Elles concernent le mode d’existence de Notre-Dame. Il est vital pour Notre-Dame qu’on s’interroge à ce sujet.
Ne nous mentons pas, Notre-Dame attire davantage les touristes que les catholiques, devenus bien rares… Ce serait vraiment enthousiasmant d’imaginer pouvoir la visiter en mode immersif et didactique !
Une œuvre entre au musée en perdant sa fonction. Qui s’agenouillerait, au Louvre, devant le Christ en Croix de Philippe de Champaigne ? C’est ce que j’appelle « le culturalisme ». André Malraux, son champion, prétend que la muséification fait les œuvres d’art. La restauration de Notre-Dame pourrait ainsi la métamorphoser en œuvre d’art. La « muséification » de Notre-Dame est en cours depuis le XIXe siècle. Et le christianisme court le risque de se figer en témoignage culturel. Notre-Dame pourrait finir comme le Parthénon à Athènes. Ses visiteurs ne croient pas en Zeus ou en Athéna. Ils lisent des notices sur les dieux grecs, achètent des miniatures de l’édifice, ils « font » l’Acropole. Est-ce le sort de Notre-Dame ? Doit-on lui souhaiter de finir en objet culturel ou en… lieur de prière ?
Comment voulez-vous comprendre quoi que ce soit à un édifice du Moyen Âge ? On n’a plus les codes, c’est du passé, tout ça !
Notre-Dame apprend aux chrétiens le contenu de leur propre foi, y compris par et dans l’expérience esthétique qu’elle sollicite. L’architecture gothique est une forme de la « pensée scolastique », cette intelligence de la foi élaborée par les philosophes et les théologiens médiévaux. Adaptons-nous à ce qu’elle est, pas le contraire ! Notre-Dame démontre esthétiquement l’existence de Dieu. La mettre au goût du jour, en faire un musée de plus à Paris ou un centre Pompidou médiéval, c’est la détruire plus sûrement encore que l’incendie ! Le vrai danger de cette restauration ne concerne pas la charpente en bois à reconstruire à l’identique, mais une certaine ambiance culturelle postmoderne !
Honnêtement, comment voulez-vous prier dans Notre-Dame ? Les vitraux ne sont même pas beaux ! Et ils sont trop hauts… Mieux vaut y déambuler en archéologue ou en esthète…
Notre-Dame n’est pas un édifice sacré d’une part et de l’art d’autre part. Elle est inséparablement de l’art sacré et sacrément de l’art. Sa restauration doit servir ce fonctionnement symbolique, proprement chrétien. Notre-Dame est théologique, au sens littéral : elle œuvre à notre relation à Dieu.
Vous n’allez quand même pas nous faire croire qu’il faut avoir été au caté pour ressentir quelque chose dans Notre-Dame. Notre Dame, c’est une évidence émotionnelle !
Être ému, la plupart du temps, c’est comprendre. Les émotions peuvent fonctionner cognitivement. C’est en exprimant la foi chrétienne que Notre-Dame émeut si elle n’est pas transformée en dépôt de l’histoire ni en haut lieu du tourisme international, alignée sur le Taj Mahal et les Pyramides (et pas seulement celle du Louvre) ! Demandons-nous ce qu’est réellement Notre-Dame, plutôt que la sommer de satisfaire des attentes modernes de plaisir esthétique et de frissons culturels. La beauté d’une chose est fonction de ce qu’elle est. En l’occurrence, la beauté de Notre-Dame est religieuse. Elle n’est pas « esthétique » indépendamment de la foi chrétienne, mais par et dans cette foi. Sa raison d’être est de nous convertir.
Bon, on rebaptise bien les stades et les salles de concert du nom des généreux mécènes qui les financent… Pourquoi ne pas l’appeler « LVMH-Cathédrale » ou « Notre-Dame de Kering » ? Vu l’argent dépensé par ces grands groupes pour elle, ça me paraîtrait juste !
Notre-Dame est le nom donné à de nombreuses églises à cause de la Mère de Dieu. Au terme de sa vie terrestre, elle fut élevée par assomption à la gloire céleste. Notre-Dame rend ainsi présente la Vierge Marie pour, par sa beauté architecturale, nous attirer et nous élever vers le Ciel. Notre-Dame est affaire d’assomption plutôt que de financement. Mais comme il faut certes de l’argent pour que Notre-Dame persiste matériellement, merci aux généreux donateurs ! Dans Notre-Dame restaurée, ils seront dans nos prières, et c’est bien mieux encore pour eux que la transformation de Notre-Dame en panneau publicitaire…
ALLER PLUS LOIN
Du mode d’existence de Notre-Dame
Roger Pouivet, Le Cerf, 2022, 248 pages, 20 €.
Dans ce livre, Roger Pouivet interroge l’ADN d’une cathédrale bâtie pour jeter un pont entre Dieu et les hommes.
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