Par ici la sortie ! Ultime piqûre, boisson létale à ingérer et maintenant capsule Sarco qui endort pour toujours. Jusqu’où ira l’imagination de l’homme pour fuir les derniers instants, pourtant souvent propices à des révélations spirituelles essentielles ? L’être humain n’est-il digne que lorsqu’il est en pleine possession de ses moyens ? Entrons dans le sujet avec François-Xavier Putallaz, philosophe, auteur du livre La déroute de la raison.
PAR ANNE-CLAIRE DÉSAUTARD FILLIOL
« L’amour et la justice engendrent l’obligation morale de prendre soin de ses proches. » En quoi l’euthanasie et le suicide assisté peuvent-ils apparaître, à l’inverse, comme une injustice ?
L’aide au suicide et l’euthanasie sont une injustice à l’égard des proches, des soignants et des malades eux-mêmes. Une étude montre que 20% des proches d’un suicidé souffrent d’un trouble psychique grave.
C’est injuste à l’égard des malades également. Si on légitime l’option de disparaître et de ne pas devenir un fardeau pour autrui, alors continuer à vivre devient une décision culpabilisante ! Choisir de rester vivant jusqu’au bout peut générer des conflits familiaux.
L’aide au suicide et l’euthanasie contredisent la médecine et les soins palliatifs : ce ne sont pas des soins. Nous devons faire confiance à la raison et à la justice, sans se laisser obnubiler par l’émotion.
Pouvez-vous définir les différents termes et expressions liées à la mort assistée ?
Ici nous parlons de la fin de vie. Il y a tout d’abord des pratiques usuelles et recommandées sur le plan éthique. La première est celle qui consiste à ne pas s’acharner inutilement à maintenir en vie une personne qui s’en va. On parlait autrefois d’acharnement thérapeutique, ce qui est inexact, car un acharnement n’est jamais thérapeutique. Le philosophe Jacques Ricot a imposé dans le milieu francophone l’expression de « refus de l’obstination déraisonnable ». Cette pratique est courante dans les hôpitaux. Le médecin propose par exemple de débrancher un appareil respiratoire, avec l’approbation du patient, des proches et de l’équipe soignante. La décision est bonne éthiquement, même si elle reste lourde affectivement. Ici, ce n’est pas l’interruption du traitement qui induit la mort, mais la maladie. Or nous sommes tous mortels, et il faudra bien consentir à ce moment. Ce n’est pas du tout une euthanasie, car ce n’est pas l’acte médical qui tue.
Qu’en est-il de l’euthanasie et du suicide assisté ?
Ces deux pratiques ne sont pas rationnellement légitimes parce que ce sont des actes délibérés qui ont pour but de tuer quelqu’un. Au sens strict, l’euthanasie est l’acte qui consiste à injecter un produit létal dans le but, non pas de soulager, mais de tuer. Evidemment, la conséquence est que la personne n’a plus de douleur puisqu’elle n’est plus en vie. C’est la première fois, dans l’histoire de l’humanité qu’on veut faire passer comme un acte médical l’acte visant à supprimer une douleur en éliminant le patient !
En ce qui concerne le suicide assisté, c’est le patient qui doit poser le dernier geste. Pour qu’il puisse le poser, il doit avoir la capacité de discernement et se rendre compte de ce qu’il fait. La personne a dans ses mains son ultime destin.
Cela peut donc échapper à la médecine, car se suicider n’est pas un acte médical. L’exemple récent de la capsule Sarco le montre : une entreprise australienne a mis au point une sorte de cockpit dans lequel la personne entre, appuie sur un bouton, inhale de l’azote et décède par suicide.
Les 8 derniers mois d’une vie humaine coûtent très cher à la société. Si la loi passait, serait-ce un bon moyen de faire des économies ?
Lors des débats français, certains ont évalué à plusieurs milliards l’économie réalisable grâce à l’aide à mourir. Mais ces chiffres ne peuvent être établis avec rigueur, même si on estime que 80% environ de l’argent injecté dans le système de santé concerne les huit derniers mois de la vie des gens.
En Suisse, on compte plus de quatre suicides assistés par jour. L’enjeu économique est indéniable.
Vous dites « des facteurs puissants rendent la raison impuissante », quels sont ces facteurs ?
La nouvelle religion de notre temps, c’est le relativisme. Il consiste à dire que toute position que l’on prend sur des sujets éthiques ne dépasse jamais la subjectivité de celui qui l’exprime. Il y a là un enfermement de l’intelligence. Si c’était de la psychiatrie, ce serait quasiment de l’autisme ! Un enfermement de soi-même dans soi-même. On vous reconnaît le droit de penser autrement, mais jamais aucun argument ne dépasse ni ne transcende la sphère subjective. Chacun serait donc libre de se donner la mort, et la médecine devrait y aider.
Dans votre livre, vous évoquez les 4 piliers de l’éthique : l’intention, la circonstance, la conséquence, et la nature de la chose. Pouvez-vous nous résumer les hypertrophies actuelles des trois premiers qui oublient le quatrième pilier essentiel : la nature humaine ?
Depuis que nous avons perdu l’objectivité des choses, la morale est reprise par l’affectivité. Par conséquent, la douleur et la souffrance doivent être éliminées à tout prix. En soi, c’est une bonne chose, mais « à tout prix » devient dangereux.
Comme un animal qui marche à 4 pattes, quand l’une ne fonctionne plus, les 3 autres compensent et ce n’est pas sans générer d’autres douleurs ! Il faut savoir qu’une erreur en éthique n’est jamais une erreur : c’est une vérité qui a perdu son équilibre. Telle est la raison du succès de ces morales affectives ; elles comportent quelque chose de juste : il y a l’honnêteté des gens, il y a la souffrance ; mais chacun de ces piliers occupe une place qui ne lui revient pas, et l’éthique se déséquilibre.
Si on parle de la trop grande place (hypertrophie) de l’intention, nous sommes dans le relativisme : seul celui qui est concerné a son mot à dire. Les autres ne sont pas interdits de parole, mais celle-ci n’aura aucun impact. Vous êtes délégitimé à porter une analyse parce que vous n’êtes pas dans la situation. D’ordinaire, lorsqu’on a une difficulté dans la vie, on va chercher conseil auprès de quelqu’un qui porte un regard extérieur, plus objectif. Mais dans la question de la fin de vie, on récuse ce regard extérieur.
Dans cette perspective, il n’y a aucune possibilité de fixer une limite : pourquoi faudrait-il une indication médicale pour légitimer la liberté de mettre fin à sa vie si je le sens ainsi ? C’est pour cela qu’en Suisse, on voit un élargissement des critères depuis vingt ans. Au début, le suicide assisté concernait les personnes en fin de vie, puis les personnes souffrant de troubles chroniques ; un médecin vient d’être acquitté d’une assistance au suicide d’une veuve en pleine santé souffrant du décès de son mari. Cet élargissement n’est pas un accident, car il est dans la logique de ce qu’on vient de dire ! Il est absurde d’exiger d’être malade pour être libre – de choisir sa mort ! Telle est la rançon du relativisme.
Qu’en est-il des circonstances et des conséquences ?
Le 2e pilier, ce sont les circonstances. Normalement, les circonstances modifient la gravité d’un acte mais pas la nature d’un acte. Dans le projet de loi tel qu’il était prévu, les circonstances font qu’un suicide n’en est plus un. Ce ne serait plus un suicide puisqu’on est dans un cadre autorisé et encadré par la médecine ! D’ailleurs, en Suisse, les associations l’ont très bien compris : certaines ne parlent plus de suicide mais d’autodélivrance. Cette idéologie imagine que si on change le vocabulaire, on change les choses. C’est du nominalisme. Enfin, le 3e pilier, l’hypertrophie des conséquences. Il a donné ce courant de pensée anglo-saxonne nommé le conséquentialisme. Celui-ci s’insère dans la mentalité capitaliste qui conduit à l’utilitarisme. Qu’est-ce qu’on gagne, qu’est-ce qu’on perd ? On se contente de peser le pour et le contre pour rester en vie. C’est ici qu’intervient l’aspect financier dont on a parlé.
Parlez-nous du modèle Suisse qui a dépénalisé le suicide assisté depuis longtemps.
En Suisse, vous avez 23 cantons, et donc 23 modèles ! Les cantons peuvent légiférer, mais la Confédération, elle, a refusé de légiférer en ce domaine. Elle refuse car lorsqu’on légifère, on cautionne. Or ce n’est pas à l’État d’élaborer une loi qui permette aux gens de sortir de la loi ! Le paradoxe est incroyable. On a un code pénal qui ne punit pas l’assistance au suicide tant qu’il n’y a pas de motif « égoïste ». Cinq associations s’occupent de l’offre. Conséquence : une augmentation de 750% de suicides assistés. Et ce n’est pas un accident. La raison elle-même est en crise, et la vérité de l’être humain.
Qu’appréhendez-vous pour la France avec le projet de loi de l’aide à mourir ?
En France, le projet de loi sur l’aide à mourir est un fourre-tout qui incluait le refus de l’obstination déraisonnable, les soins palliatifs, mais aussi l’euthanasie et le suicide assisté. Alors que tout le monde sera d’accord de ne pas « s’acharner », on va s’appuyer sur ce levier pour légitimer tout autre chose : « Si vous ne vous acharnez pas, cela revient au même de donner un petit produit létal. » Le projet français prévoyait néanmoins que cela resterait aux mains des médecins.
Ce qui est dommage, c’est qu’en France, la loi Leonetti (JO 23 avril 2005) en faveur des soins palliatifs, n’a pas encore été complètement mise en oeuvre ! Il est curieux de vouloir réformer les lois avant même qu’elles aient déployé tous leurs effets. Avant de dire « par ici la sortie », mettons de l’argent dans les soins palliatifs qui sont admirables. Les 3 piliers des lois françaises sont exemplaires : le devoir de s’occuper des proches, la liberté de refuser un traitement inadéquat et l’interdit de l’homicide : c’est formidable, mais ça coûte plus cher qu’une dose de pentobarbital de sodium.
On parle de « droit de mourir dans la dignité » : pouvez-vous expliquer en quoi il s’agit plutôt « de droit de choisir d’être mort » et « de liberté de se tuer avec décence » ?
Quand la raison est paralysée, on se laisse envoûter par le langage. Le slogan « droit de mourir » sonne bien. Qui refuserait un nouveau droit surtout quand il parle de souffrance ? En anglais, ça sonne encore mieux : « the right to die ». Mais analysez un peu les termes.
D’abord un « droit » n’est pas une simple revendication, ce n’est pas non plus une compétence. Le droit n’est pas une liberté. Il faudrait donc le fonder : or il n’y a aucun fondement au pseudo « droit » à être mort. Quant à « mourir », il y a une différence entre l’acte de vivre ses derniers instants et le fait d’être mort. Si le droit de mourir est un droit à être mort, c’est problématique car que pourrait bien signifier un droit à ne pas être ? Nous avons le droit de vivre et d’être, mais voilà que pour être mieux, je préfère ne pas être ? C’est absurde. En outre, le droit protège d’ordinaire d’une menace : or nul n’est menacé d’immortalité !
Enfin, la « dignité ». Nous sommes tous dignes ! On joue sur ce mot pour faire passer une autre notion de dignité, qui est plutôt une forme de décence qu’on peut perdre. Mais la dignité humaine ne peut ni se perdre ni se dégrader selon l’état de santé de la personne.
Si donc on traduit rigoureusement l’expression « droit de mourir dans la dignité », on obtient exactement : « liberté de se donner la mort avec décence ». Si c’est cela qui est revendiqué, aucune société moderne démocratique n’est légitimée à promulguer une telle loi, qui serait à la fois irrationnelle et contre-nature. Si ce pseudo-droit n’est fondé ni dans la raison, ni dans la nature, nous voilà livrés à la volonté de puissance de Nietzsche qui n’hésitait pas à dire que « le malade est un parasite » (Crépuscule des idoles, § 36). Le suicide assisté et l’euthanasie sont d’une violence inouïe.