Épreuve. Le deuil fait partie de la vie. Pourtant, on se sent démuni dans cette expérience de la perte. Pour en sortir, il est vital de se ressourcer, lâcher prise, pardonner et consentir. Comment retrouver une paix intérieure et donner un autre sens à sa vie ?
Propos recueillis par Émilie Pourbaix
Nous avons tous, ou presque, des deuils non faits qui se sont accumulés au fil du temps. Ils concernent aussi bien la mort d’un être cher qu’une rupture amoureuse, la perte d’un ami, de son pays, de sa maison, d’un emploi ou d’une entreprise, une mise à la retraite ou la fin d’un idéal professionnel ; ou bien la perte d’une partie de son corps due à la maladie ou à la suite d’un accident ; ou encore la disparition de son animal de compagnie. Dans tous ces cas, qui sont autant de traumatismes, nous perdons notre sécurité de base, nos rapports au monde changent et deviennent fragiles. Ces pertes dont le deuil n’a pas été fait, nous les « ruminons ». Elles nous empêchent de vivre. Or, plus on travaille ce vaste thème, mieux on arrive à « sortir » du deuil. Sans ce travail, nous ne cessons pas de trouver inacceptable ce qui nous est arrivé. Il vaut mieux pourtant, un jour ou l’autre, affronter son chagrin et surmonter des pertes qui, ne l’oublions pas, sont inévitables dans la vie de tout être humain, ou des changements auxquels nous sommes obligés, que nous le voulions ou non, de nous adapter. Il serait dommage d’en tomber malade, voire de s’en laisser mourir.
Retrouver les rites
Jadis, nous avions des rites réparateurs de séparation et de deuil : les parents, amis, voisins venaient veiller le mort et lui dire au revoir. Il y avait les vêtements noirs, les fleurs et couronnes, les prières, les adieux, l’enterrement, une cérémonie, etc. Aujourd’hui, on nous apprend la maîtrise de soi, la réserve, à souffrir en silence et à ne pas le montrer. Ce qu’on « rentre » ainsi, « ressort » hélas souvent de façon psychosomatique. Troubles physiques occasionnés par des facteurs émotionnels et affectifs : on tombe malade parfois, et l’on meurt encore de chagrin, faute d’avoir pu exprimer celui-ci ou d’avoir appris à revivre « sans ». On nous apprend à gagner, mais on ne nous apprend pas à perdre. Or la vie est une succession de changements et de pertes.
Perte
Perdre un parent ou un ami, c’est perdre la référence à son passé. La mort d’un enfant, c’est la perte du futur, d’un projet de vie, d’un avenir, du pourquoi de la vie. Elle est particulièrement douloureuse, parce qu’elle est contraire aux lois naturelles de la succession des générations. On « saigne des tripes », et l’on reste avec un surplus d’amour qui ne sera pas donné, de tant de liens qui ne seront jamais tissés. Toute perte affective, tout deuil est un choc qui fait que « le sel perd sa saveur » et le monde ses couleurs ; l’envie de vivre, de travailler s’étiole, s’assombrit. Comme si, pour certains, le temps se fixait, se figeait, et qu’un « ressassement » débutait, une « rumination triste » et souvent sans fin, provoquant une diminution de l’élan vital. Le travail de deuil est si long et si douloureux, que l’on cherche mille façons d’éviter cette souffrance pour ne pas avoir à affronter une réalité trop dure, « invivable », et avoir moins mal… Parmi ceux qui refusent d’affronter la réalité de la perte, beaucoup reviennent sans arrêt sur tout ce qui aurait pu être dit et surtout sur ce qui n’a pas été fait : « J’aurais pu faire ou dire ceci ou cela. »
Se faire aider
La gestion du deuil est d’autant plus difficile que nous ne sommes pas formés à gérer nos émotions et que l’on n’enseigne pas aux médecins la dimension émotionnelle. Le travail du deuil est inconscient, donc non volontaire. Cependant un travail conscient est possible, à condition d’aller voir un spécialiste pour se faire aider ou accompagner : un prêtre, un conseiller, un psychothérapeute, un coach formés à ce type de situation. Le travail de deuil est nécessaire pour l’équilibre et la santé de toute personne, comme le savaient les Anciens. Comme on ne peut pas faire l’impasse de ce travail, il vaut mieux l’affronter, s’éviter et éviter aux autres les conséquences souvent dramatiques de la « déprime », du « mur de silence », des accidents, des maladies, en travaillant les étapes de la perte et du deuil. Remarquons que certains veufs(ves) ou parents tiennent à garder le souvenir vivant et pensent le faire en refusant de faire le travail du deuil pour ne pas oublier (si tant est que ce soit une décision consciente plutôt qu’inconsciente).
Les étapes du deuil
Le deuil devient un travail psychique, lequel passe par des étapes : choc et sidération ; déni ; colère ; peur, dépression ; tristesse ; acceptation ; pardon ; quête du sens et renouveau ; sérénité et paix retrouvée. Elles ne se succèdent pas nécessairement : elles peuvent se chevaucher ou opérer des allers-retours. Ce chagrin, il faut le vivre jusqu’au bout, car ensuite, lorsque la perte est perçue réellement, l’absence s’accepte, le travail de deuil peut se faire et la remontée vers la vie peut commencer. Pour un certain nombre de spécialistes, la sortie du deuil se perçoit par une vraie acceptation de la situation : « Je suis triste. Ce qui me manque me manque, mais je peux vivre et en parler ou pas et accepter de vivre différemment. » Même si la société nous presse d’en finir rapidement avec lui, chacun fait son deuil à sa manière, vit sa vie et ses sentiments à un rythme qui lui est propre. Le deuil nécessite un travail particulier et douloureux, pénible et long, mais au terme duquel on peut, non pas survivre avec l’inacceptable inaccepté, mais vivre. Pour la plupart des gens, le temps de maturation est d’une à trois années. C’est un minimum. Il n’y a pas d’âge pour faire son deuil. Mieux vaut affronter cette souffrance tardivement, même vingt ou trente ans après l’événement, que jamais. L’expérience montre que si l’on est incapable ou si l’on refuse de faire son deuil, on transmet sa souffrance et ses problèmes à ses descendants.
Si l’on parvient à faire le travail de deuil, on s’ouvre aux souffrances d’autrui, on devient riche de liens nouveaux et de découvertes qui, autrement n’auraient sans doute jamais existé.
Évelyne Bissone Jeufroy, psychologue et coach spécialisée dans l’accompagnement de personnes lors d’une difficulté passagère ou d’une réorientation de vie. Avec Anne Ancelin Schützenberger, elle est l’auteur de Sortir du deuil, surmonter son chagrin et réapprendre à vivre, Petite Bibliothèque Payot, 2008.
Lexique : Pardonner
Pardonner, ce n’est pas forcément se réconcilier. On peut pardonner sans entrer de nouveau en relation avec l’offenseur. Pardonner, c’est s’arrêter de souffrir de la rancœur, lâcher prise de cette énergie négative que comportent le désir de revanche, l’animosité, le ressentiment ou la haine. Cet état d’esprit nous libère et rend à l’autre l’énergie négative que nous portions en nous. Pardonner ne signifie pas oublier. Le pardon est un lâcher-prise de l’exigence que le passé soit différent de ce qu’il a été. On peut pardonner et se souvenir. On est alors libéré de notre passé au lieu d’être piégé par celui-ci.
TÉMOIGNAGE : Un travail d’adieu symbolique
Claire a 30 ans. Elle a une petite fille de 9 ans. Son drame, c’est qu’elle vient de faire sa neuvième fausse-couche en huit ans.
Claire a perdu le sourire, car le médecin lui a affirmé qu’avec le triste état de son utérus, aucun enfant ne pourra jamais plus s’y nidifier. Elle aimerait bien un fils, mais surtout elle veut à tout prix se sentir femme et vivante à nouveau, donc avoir un autre enfant. La situation est d’autant plus difficile que son mari pense qu’une fausse couche à quelques semaines de grossesse, c’est une « histoire de femme », banale. Pour se changer les idées, Claire retourne à l’Université. Son professeur pense à lui faire faire une recherche sur les femmes ayant perdu un enfant ou ayant fait une fausse couche. Elle choisit ensuite, pour la pureté de sa recherche, un cas, le sien : la fausse couche. À force d’entendre parler des femmes, de les écouter avec son cœur, un travail de deuil commence à s’opérer en elle. Claire fait alors, sans le savoir, juste par l’écoute des autres, en écho du sien, un travail d’adieu symbolique à chacun de ces neufs enfants non nés. À la fin de l’année, elle est enceinte et accouche d’un superbe petit garçon. Elle relie la reprise de sa fécondité au fait que cette souffrance de la perte d’un enfant non né a été entendue, écoutée, reconnue. Accompagner d’autres femmes dans la même situation lui a permis de se libérer de sa propre souffrance et d’en faire le deuil.
Aller plus loin :
SORTIR DU DEUIL, SURMONTER SON CHAGRIN ET REAPPRENDRE A VIVRE
Anne Ancelin Schützenberger, Évelyne Bissone Jeufroy, Petite Bibliothèque Payot, 2008
LA MORT INTIME
Marie de Hennezel, Pocket, 1997
AIMER, PERDRE, GRANDIR. ASSUMER LES DIFFICULTES ET LES DEUILS DE LA VIE
Jean Monbourquette, Bayard-Centurion, 1995
Six clés pour : Apprendre à vivre le deuil
1 Vivre au présent. Ne laissez pas les souvenirs du passé polluer votre présent. Cessez de revenir sur vos souvenirs à jamais perdus, apprenez à profiter du moment présent.
2 Prendre soin de soi. Le deuil est une période de grande fragilisation qu’il ne faut pas négliger. Il existe un antidote : prendre soin de soi. Cela signifie par exemple consulter un bon médecin, s’offrir des soins corporels (massage, coiffeur, esthétique, cure de thalassothérapie), suivre une psychothérapie individuelle ou de groupe, intégrer une association de soutien, un groupe de parole et de partage, ou encore voir des amis ou des parents de son choix.
3 Prendre soin de ses nuits. Après un deuil, on se réveille au milieu de la nuit et on commence à ressasser. Nous conseillons de fermer volets ou rideaux, de manière à créer un cocon, allumer une lumière douce. Les musiques harmonieuses et douces sont réparatrices : sonates, chœurs ou instruments à vents qui établissent une analogie inconsciente avec la respiration humaine. Il est préférable de lire des bandes dessinées, des romans policiers ou les paraboles, métaphores ou psaumes de la Bible (huit mille ans d’histoire de tout un peuple avec ses joies et ses peines qui légitiment la colère humaine).
4 Se ressourcer. Pour mieux réagir et résister aux « chocs » et aux pertes qui jalonnent la vie, il est important de s’investir dans des domaines ou des activités qui nous ressourcent et nourrissent notre âme. Une fois choisies nos activités favorites de ressourcement, ces appuis doivent être considérés comme un investissement à poursuivre durant la longue période de deuil et de perte.
5 Bannir les regrets. Bien des gens regrettent de ne pas avoir fait ce qu’il fallait à l’époque, ou de ne pas avoir été présents au moment de la séparation. Dans ce cas, il est possible de faire, immédiatement ou un peu plus tard, un « surplus de réalité » : on rejoue symboliquement l’adieu ou la séparation. Certains y arrivent seuls, sans aide thérapeutique. Quoi qu’il en soit, il est fondamental d’associer les bons, les beaux et les mauvais souvenirs au moment de l’adieu. C’est un moment privilégié, à forte charge symbolique, où il faut « parler vrai », juste, et dire ce qu’on a sur le cœur. Par exemple, dire au revoir autrement, ou régler ce qui ne l’a pas été : se dire qu’on s’aime, malgré les difficultés, faire part de secrets de famille ou de « double vie » ou bien tout simplement pardonner.
6 Écrire. Pour clore l’intolérable et lâcher prise des regrets taraudants, il est possible d’écrire une lettre disant tout ce que l’on a du mal à laisser derrière soi : souci, bonheurs, craintes, doutes, colères, messages à l’autre. Après l’avoir relue à haute voix de manière à bien s’en imprégner, y mettre le feu et la regarder brûler. Ce rite est d’une grande force. Il autorise à passer à une autre étape de sa vie et à vivre pleinement le moment présent. Écrire cette lettre d’âme à âme permet de tourner la page, de ne plus penser à ce qui a été ou aurait dû être. Achever ainsi les taches inachevées évite de ressasser un passé dépassé ou de se soucier d’un futur imaginaire.