Danger. L’emprise peut se retrouver dans les relations familiales, amicales, professionnelles ou amoureuses. Comment prendre conscience qu’un lien est devenu une prison et comment en sortir ?
Par Saverio Tomasella
Une situation d’emprise est une voie sans issue, une impasse psychique et relationnelle. Tant qu’elle n’est pas démasquée, l’emprise est une histoire sans fin. Les configurations de l’emprise sont parfois difficiles à reconnaître, d’autant plus si elles s’inscrivent dans le registre de la perversion, où elles sont alors habilement masquées ou camouflées, puis, si elles sont pointées du doigt, leurs auteurs les nieront, ou les justifieront de façon parfois très raffinée. L’emprise est avant tout mentale : elle désigne une coupure avec l’esprit, une mainmise sur l’être, l’existence et la pensée d’autrui, sous forme de domination, d’influence et de manipulation, dans le but d’en disposer et d’en jouir, voire, de le détruire. Dans chaque rapport d’emprise, l’autre est considéré non plus comme un être humain, mais comme un bien, un ustensile, une chose à sa disposition. Ce seuil franchi du respect vers l’abus, tout bascule dans une forme déshumanisée de lien avec l’autre qui risque tôt ou tard de virer à la ligature, avec toutes les maltraitances qu’elle prétendra justifier pour mieux les faire subir à l’autre en les lui imposant.
Le prédateur et sa proie
Toute emprise est hypnotique. Comme une araignée, après avoir tissé sa toile, le prédateur endort sa proie ; il l’anesthésie en obscurcissant sa lucidité, en annihilant son discernement et en brisant son libre arbitre. Flottante, égarée et confuse, il ne lui est plus possible de réfléchir correctement et de se déterminer librement. L’emprise sur autrui correspond à un parasitage pernicieux : une forme de vampirisme invisible, qui prive l’autre de son énergie, de sa vitalité et de sa pensée personnelle. L’établissement d’une domination sur autrui s’accompagne d’un contrôle de l’espace psychique (pensée), autant que de l’espace physique (intimité).
Situation de faiblesse
Fondamentalement, l’emprise est une main basse sur l’esprit. Médusé, le prisonnier devient dépendant de son geôlier, pouvant en venir à croire qu’il lui doit la vie ou que la vie est impossible sans lui. La plupart des emprises sont invisibles, au moins pendant un temps assez long. L’influence qui enferme l’autre est mise en place très progressivement, de façon insidieuse. Elle est d’autant plus facile à exercer qu’elle concerne des personnes imaginairement considérées comme « inférieures » (les prétendus « subalternes » dans le travail ou la société) ou réellement en situation de faiblesse : enfants ou vieillards. Aussi, la famille est, très souvent, le premier lieu de l’emprise. L’enfant est dépendant de ses parents pour subsister, mais de façon plus subtile aussi, pour entrer dans le monde, s’y conduire et le comprendre. Il va très facilement « croire » tout ce qu’affirment ses parents : sur eux-mêmes, sur les autres, sur lui, sur la vie, sur le monde, sur l’amour, etc. Tous les discours et les dires prononcés par ses parents vont constituer la toile de fond de son existence psychique, son référentiel, c’est-à-dire l’ensemble de croyances, de valeurs et de critères dont il va se servir pour naviguer dans son parcours humain avec les autres. Si les intentions (conscientes ou inconscientes) des parents sont respectueuses de la liberté de l’enfant, il s’épanouira dans un climat symbolique favorable à son autonomie et à son indépendance ; sinon, il s’inscrira d’une façon qui lui est particulière dans un schéma de subordination à autrui et surtout aux figures d’autorité, qui marquera toutes ses relations à venir, surtout celles plus ou moins teintées d’affectivité, qui sont les relations plus impliquantes pour tout être humain.
Fragilités
S’il est tellement difficile de se dégager d’une relation toxique, c’est que « l’emprisonneur » se débrouille pour faire croire à sa victime qu’elle ne pourra pas s’en sortir sans lui, ou même qu’elle ne pourra pas vivre sans lui. Aussi l’emprise a-t-elle très souvent des liens avec nos fragilités face à la dépendance. Ainsi, vivre suppose d’accepter les risques de la solitude, du manque et de la finitude.
Nous ne pouvons aimer réellement que si nous acceptons de sortir des jeux d’emprise et des enjeux de pouvoir. Alors il devient possible de vivre libre.
L’emprise n’est pas une fatalité. Il est possible d’en sortir, quelle que soit sa forme, quel que soit le temps qu’elle dure. Tout peut prendre fin, même l’aliénation la plus installée. Par ailleurs, les témoignages montrent que, si beaucoup de personnes font l’expérience pénible de l’emprise, elle peut aussi être l’occasion d’une meilleure connaissance de soi, d’une plus grande affirmation et d’une progression vers plus de liberté. Propos recueillis par Émilie Pourbaix
Saverio Tomasella. Psychanalyste, membre de l’association européenne Nicolas Abraham et Maria Torok.
L’influence qui enferme l’autre est mise en place très progressivement
Six clés pour
Comprendre l’emprise et en sortir
Pour sortir d’une emprise affective, le seul moyen est de prendre conscience qu’on vit dans une telle relation, afin de pouvoir en détisser les liens.
1. En famille. La famille est le creuset de l’emprise, le lieu où elle naît et grandit, devenant pour l’enfant le référentiel qui va façonner son existence : un ensemble de repères, de valeurs et d’expériences qui semblent être pour lui la « normalité », sa « normalité » et celle de son entourage. À tel point que lorsqu’il essaie d’échapper à la surveillance du système qui lui demande son obéissance, il sera facilement accusé d’être « anormal », voire « malade » ou d’avoir des problèmes.
2. Deux parents. Un enfant est rarement sous l’emprise d’un seul de ses parents. Lorsque l’autre parent ne participe pas activement, il laisse faire et devient complice.
3. Idéalisation. L’idéalisation est un ciment dans de très nombreuses formes d’emprise : elle permet de se faire croire à soi-même que la relation est belle, bonne, féconde, alors qu’elle est bien décevante, en fait.
4. Influence. La mise sous influence génère une idéalisation forcée de la part de la personne dominée envers la personne dominante.
5. Fusible. L’enfant (le conjoint, l’employé) exprime ce qui est nié par ses proches. Il est considéré comme le « maillon faible » du groupe, alors qu’il joue en fait le rôle de fusible.
6. Auto-destruction. Le propre de l’emprise est de pousser l’autre à se détruire lui-même… L’agressivité légitime de la révolte est alors retournée contre soi.
TEMOIGNAGE
Apprendre à exister par soi-même
Oreste a longtemps été malheureux, parce que dépendant de personnes qui ne le respectaient pas.
Il acceptait d’être sous la coupe de sa mère, de sa femme, de tel collègue ou de tel ami, par peur de la solitude. « Je ne supporte pas d’être seul, explique-t-il. Je me sens disparaître. Lorsque je suis seul, j’ai l’impression que je ne sers à rien. » Pendant plus de cinquante ans, Oreste a préféré être dépendant et malheureux, plutôt que libre et parfois seul. Cette attitude fondamentale de fuite de la solitude le disposait à être sous l’emprise des autres. Pour expliquer cette disposition de fond, il affirme qu’il a « besoin d’apporter du bonheur, de leur faire plaisir », mais surtout de se dévouer et de leur rendre service, au point de se sacrifier. Cela avait pris de telles proportions qu’il donnait d’ailleurs automatiquement raison à l’autre : « Avec moi, c’est le dernier qui parle qui a raison », reconnaît-il. Pour cet homme, sortir de configurations d’emprise est d’abord passé par l’acceptation de moments où il se retrouve face à lui-même et se rend compte qu’il peut exister par lui-même, sans s’appuyer sur quelqu’un d’autre ou se déterminer par rapport à autrui.
Propos recueillis par Émilie Pourbaix
Pour aller plus loin :
L’EMPRISE AFFECTIVE, SORTIR DE SA PRISON, Saverio Tomasella, Eyrolles, 2014