LA FOI DU CHARBONNIER
Qui pourrait oublier ces images surréalistes de la vénération de la sainte Couronne d’épines à Notre-Dame de Paris, le Vendredi saint du carême 2020, moins d’un an après l’incendie ? En bottes et combinaison blanche, Renaud Capuçon avait accompagné la méditation de son violon. Le timbre déchirant de l’instrument, ardent comme une flamme vive, enveloppant comme des bras, d’une grâce pénétrante, avait empli la cathédrale, muette et vide, de son chant de tristesse et d’espérance. Le plus brillant violoniste français, l’un des meilleurs au monde, nous offre ses « concerts de confinement » dans son dernier album : Un violon à Paris.
PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE MEYER
Que s’est-il passé dans votre âme, ce fameux Vendredi saint, à Notre-Dame ? C’était un moment hors du temps. Paris était vide, nous étions tous calfeutrés chez nous. Rien que la possibilité de sortir librement, de pénétrer dans cette cathédrale ouverte à tous les vents, avec un trou dans la toiture, avait quelque chose d’incroyable. Pouvoir jouer le Vendredi saint était extrêmement fort, lunaire, surtout avec nos combinaisons anti-plomb ! Je pense que les textes et la musique ont pris une signification singulière, bien plus qu’en temps ordinaire.
Ce n’était pas la première fois que vous attiriez l’attention du public sur un chantier de restauration d’église. La dernière était en faveur de Saint Germain-des-Prés ? Oui, absolument, j’avais joué les Variations Goldberg de Bach, à l’issue d’une tournée. Du point de vue d’un musicien, les églises sont des endroits où la musique sonne bien, naturellement. En tant que croyant, il y a pour moi une logique à jouer en ces lieux.
Vous avez aussi beaucoup fait parler de vous en donnant des concerts gratuits pendant le confinement et jusque dans un supermarché ! Oui, j’ai joué une fois, sans dire un mot, dans un supermarché, pour exprimer deux choses : d’abord que la musique est pour tous, ensuite pour faire passer un message, pointer une injustice. Les salles de concert avaient été refermées une fois de plus, alors que l’on pouvait être mille à faire ses courses. Ce jour-là, je devais donner un concert qui n’a pas eu lieu et j’ai voulu montrer la dichotomie entre l’interdiction de se produire et l’autorisation de consommer.
En revanche, depuis chez vous, vous avez donné une série de 56 concerts diffusés sur les réseaux sociaux, gratuitement… C’était une période si particulière, nous étions chacun chez soi à broyer du noir, alors j’ai eu envie de partager ma musique, de jouer, d’offrir. Cela m’a aidé à passer cette période plus facilement. Guillaume Bellom s’enregistrait à l’avance au piano, m’envoyait le morceau, je le diffusais sur haut-parleur et je jouais pardessus. Avec lui, nous avons voulu interpréter ces œuvres en studio, enregistrer tous ces morceaux ensemble et en faire un disque. Ce disque est une façon pour moi de remercier tous ceux qui m’ont encouragé, tous ceux qui m’ont suivi et écrit des milliers de messages, jour après jour.
Vingt-deux pièces pleines de délicatesse, de romance, de nostalgie parfois… C’est un sansfaute, il n’y a que des pépites ! Le disque a été pensé comme un baume apaisant. C’était le but de ces petites pièces interprétées pendant le confinement. Vous pouvez n’en écouter qu’une seule et vous serez apaisé. Heureusement, la vie retourne lentement à la normale, mais la musique peut continuer de faire du bien.
Un disque qui s’adresse autant aux profanes qu’aux mélomanes ? Je veux dire à ceux qui ont une forme de réticence devant la musique classique qu’il n’est pas nécessaire de la connaître pour l’apprécier. C’est à nous, interprètes de décomplexer le public en lui disant : « Écoutez, c’est très accessible ! »
Derrière ces morceaux, il y a une discipline, du travail, des répétitions, beaucoup d’effort. Jamais de lassitude ? Oh non, jamais ! Sinon il vaudrait mieux arrêter tout de suite. Chaque métier, chaque devoir exige un travail. Tout ce qui se mérite est le fruit d’un effort. C’est ainsi que j’ai conçu ma vie, le travail est essentiel au plaisir de la vie.
« Je doute de moi souvent, mais je n’ai jamais douté une seconde de la présence de Dieu dans ma vie et dans le monde »
La pratique d’un instrument, les tournées, les concerts exigent une grande maîtrise de soi. Comment l’acquérir ? C’est l’avantage de vieillir un peu : j’aurais bien aimé être capable de gérer ma vie à 20 ans comme je la gère aujourd’hui ! (rires.) Finalement, cela tient à un peu d’organisation et d’anticipation. De la sérénité aussi. S’aligner pour qu’il n’y ait plus de tensions. Attention, je ne dis pas qu’il faut être endormi ! Parfois la pression peut provoquer des choses extraordinaires. Il faut être alerte, en forme physiquement. J’arrive à exprimer le mieux possible mes capacités instrumentales si je suis reposé et serein.
On l’ignore souvent mais les grands artistes jouent d’instruments qui ont traversé les siècles, sont passés entre les mains d’autres grands artistes avant eux. Votre violon est-il un porte bonheur ? C’est une façon de nous inscrire dans l’histoire. Nous sommes un petit maillon d’une grande chaîne. Ce violon (signé Guarneri del Gesù et datant de 1737) a été joué avant et il sera joué après moi. Même s’il m’appartient aujourd’hui et qu’un jour il appartiendra à quelqu’un d’autre, on l’entendra toujours. Par rapport aux compositeurs qui restent dans l’histoire, nous jouons leurs concertos qui ont été joués des centaines de fois et qui seront rejoués des centaines de fois. Si l’on a la prétention de croire que l’on marquera son siècle par sa manière d’interpréter, je pense au contraire qu’il faut être humble. Repousser ses limites, mais rester humble.
Y a-t-il des pièces qui font mieux vibrer l’instrument, a-t-il ses favorites ? Je me suis souvent posé la question et je crois bien que oui. Quand je joue du Brahms par exemple, j’ai l’impression que mon violon connaît les morceaux par cœur. Or ce n’est pas qu’une impression : il les a effectivement jouées plus de deux mille fois entre les mains d’Isaac Stern, qui l’a gardé pendant cinquante ans ! Est-ce que le violon se souvient physiologiquement de certains concertos qu’Isaac Stern a joués énormément, ou est-ce qu’il sonne si bien parce que j’adore Brahms ? Les deux sont possibles, il y a tant de paramètres…
Le violon les a dans la peau, ou plutôt sous le vernis… À force de vibrer de la même façon au gré des harmonies, il paraît assez logique que ces vibrations s’inscrivent dans la mémoire du bois. Cela doit pouvoir s’expliquer scientifiquement…
« La vie de famille est essentielle à mes yeux »
Comment parvenez-vous à concilier la vie de famille et les absences qu’impliquent vos tournées ? Assez naturellement, car la vie de famille est essentielle à mes yeux. Je suis loin d’être parfait et c’est parfois très compliqué. J’ai eu la chance d’avoir des parents très présents à mes côtés et je suis frustré de ne pas pouvoir offrir à mon fils la même attention quotidienne que mes parents m’ont offerte. Je culpabilise parfois en me disant que j’aimerais passer plus de temps à la maison, être là tous les soirs, mais c’est antinomique avec ma vie de musicien.
Il faut parvenir à faire les choses différemment : être vraiment présent lorsque je suis ici pour commencer, garder le contact par téléphone ou vidéo le plus souvent possible, superviser les devoirs ou les gammes de violon de mon fils par Zoom… Compenser. Je me suis fixé pour règle de ne jamais partir en tournée plus de 10 jours. Cela implique d’aller moins souvent en Amérique, en Chine ou au Japon et, lorsque j’y vais, de garder un rythme soutenu !
Parlez-nous de votre foi. L’avez-vous reçue, acquise ? Souhaitez-vous la transmettre à votre fils ? Je l’ai reçue, oui. Je l’ai acquise, aussi et oui, je souhaite la transmettre. J’ai la foi du charbonnier, une foi inébranlable. Quelle que soit la nature des événements, je n’ai jamais douté. Je doute de moi souvent, mais je n’ai jamais douté une seconde de la présence de Dieu dans ma vie et dans le monde. C’est une vraie grâce qui m’a été donnée. C’est un don. Je me rends compte que c’est quelque chose qui me donne beaucoup de force. Je n’aime pas trop en parler. Vous me posez la question et je vous réponds avec plaisir, mais c’est comme la famille : c’est naturel et très personnel.
Il n’y a rien de plus intime, vous avez raison. Mais est-ce que vous inviteriez nos lecteurs à se poser la question ? Je dirais que la musique est la plus belle preuve de l’existence de Dieu. Pour moi, la musique est inhérente à la foi. À chaque fois que je joue de la musique, à chaque concert, j’ai la preuve tangible que Dieu existe. Quand je joue Bach, la question ne se pose plus, c’est tellement miraculeux, cela vous élève l’âme si haut ! Ma façon de témoigner se fait en musique. C’est pour cela que j’en parle peu. Je considère que j’en parle mieux avec mes notes qu’avec des mots.
Vous en parlez peu mais vous agissez beaucoup ! J’essaye, j’essaye. (rires.)
SON DERNIER DISQUE
SON DERNIER DISQUE
Un violon à Paris
Renaud Capuçon, Guillaume Bellom, Warner Classics/Erato, 2021, 80 min, 16,99 €.
SON PROCHAIN FESTIVAL
Festival de Pâques d’Aix-en-Provence Du 8 au 24 avril. 800 artistes de renommée internationale, 10 lieux, 31 concerts. Retrouvez également les captations sur Radio Classique et Arte Concerts. Réservez vos places sur : https://festivalpaques.com