LA VOIX DU MYSTÈRE
Philippe Jaroussky, le plus célèbre contre-ténor français sera en concert cet été à Rocamadour. Il a sorti en novembre dernier un album magnifiquement ciselé, empreint d’énergie et de douceur. Une sélection précieuse d’oratorios italiens (mais pas seulement), composés au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècle, pour la plupart inédits.
PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE MEYER
Votre dernier disque nous donne à entendre de vrais petits bijoux, merci ! L’oratorio est un genre où les musiciens donnent souvent le meilleur d’eux-mêmes. Le niveau d’écriture des compositeurs de l’époque est étonnant : les pièces étaient le plus souvent composées pour des cardinaux qui en écrivaient les livrets. On peut dire qu’ils se dépassaient pour s’attirer les faveurs de l’Église…
Quelle chance d’avoir eu de tels mécènes. Les commanditaires avaient un réel savoir-faire de la musique et aussi une parfaite connaissance des arts. Prenez l’histoire très connue, et celle qui me touche le plus, du Caravage : ses tableaux faisaient scandale et pourtant cela ne l’empêchait pas d’être soutenu par des cardinaux, en dépit du fait qu’il mettait de la boue sur les pieds des saints. …
… Et qu’il allait chercher ses modèles dans la rue ! Y compris les prostituées ! Mais ils étaient bien forcés de reconnaître son talent. Il méritait d’être soutenu.
Après deux décennies passées à chanter, vous avez voulu vous réinventer dans la direction, pourquoi ? C’est l’aboutissement d’une longue réflexion. Cela s’explique par ma formation de musicien, de pianiste, de violoniste. J’ai réuni à 21 ans mon ensemble, Artaserse, j’ai fait de l’écriture, du contrepoint [une forme d’écriture musicale, qui trouve ses origines au Moyen Âge avec la polyphonie, N.D.L.R.] de la composition, je ne suis pas qu’un chanteur.
Et vous avez déjà fait vos premiers pas ? Je viens de faire mes débuts de chef d’orchestre avec la version concert d’un oratorio : Il primo omicidio de Scarlatti, sur Caïn et Abel. On y entend la voix de Dieu et de Lucifer. Comme dans un dessin animé, elles s’expriment tour à tour dans la tête de Caïn, c’est très vivant ! Oser faire incarner Dieu à un chanteur, c’est magnifique, révolutionnaire même !
« On est à la recherche du miracle des choses. »
Comment êtes-vous devenu contre-ténor ? Au collège, mon professeur de 6e a dit à mes parents : je crois que Philippe devrait commencer le chant. J’ai commencé par le violon et je ne suis revenu à la voix que bien plus tard. J’ai pris mes premiers cours de chant à 18 ans avec la professeure que je vois toujours. Je suis entré très vite au département baroque du conservatoire de Paris et, à 20 ans, j’étais engagé par Philippe Maillard et Gérard Lesne. J’ai plongé dans le bain montéverdien, le premier baroque, celui du XVIIe, qui reste très important pour moi.
Vous aviez retrouvé cet instrument qui était en vous. On est dans l’ordre du don, vous ne croyez pas ? Si, je le crois. Ma mère me disait toujours avec beaucoup d’humour que je gazouillais dès mes premiers mois et qu’à 4 ans je chantais tout ce qui me passait par la tête. Il est toujours amusant de se demander ce qui ressort de l’inné ou de l’acquis, mais il y a forcément une suite logique. J’avais trouvé là quelque chose qui me correspondait mieux, moins basé sur la virtuosité ou la technicité, mais qui me donnait l’impression d’exprimer des choses plus rapidement qu’aux instruments, sans obstacle.
Quand on est contre-ténor, on s’intéresse forcément à l’histoire des castrats ? On a très peu de récits et un seul enregistrement, mais les partitions écrites pour eux portent leur témoignage. J’ai passé toute ma carrière à démystifier la voix de contre-ténor. Pourtant, on me demande toujours si c’est une voix de femme… Ce n’est pas le cas, mais elle exprime une forme de sensibilité. Elle a préservé quelque chose de l’enfance. Je dis souvent à mes collègues que l’on est tous un peu des adolescents. Il y a peut-être un syndrome de Peter Pan, je ne sais pas…
« Je ressens, dans beaucoup de pièces sacrées, une forme de ferveur, d’abandon et d’humilité, face à quelque chose qui est plus grand que vous. »
Avec les nouvelles responsabilités que vous avez prises, l’académie musicale et à présent, la direction, on ne peut pas trouver plus mature ! Je me suis redécouvert. On fire, comme on dit. J’ai passé huit heures par jour à diriger et, curieusement, chanter ne m’a pas du tout manqué ! Le challenge des prochaines années, c’est de me diviser en trois : le chanteur, le professeur et le chef d’orchestre.
Dites-nous un mot de votre académie musicale. Nous guidons les premiers pas de jeunes enfants dans la musique – 16 enfants de la première promotion sur 25 ont été pris au conservatoire – et accompagnons l’insertion professionnelle des plus grands. Dès avant la crise, la situation s’était déjà dégradée pour les jeunes musiciens. J’ai commencé ma carrière au moment où internet explosait.
Mes premières vidéos ont été vues des millions de fois. Ce serait plus difficile aujourd’hui, vu le nombre de vidéos qui paraissent tous les jours. Il est plus difficile pour de jeunes artistes de se démarquer. Sur les réseaux sociaux, on peut devenir son propre agent, mais ça empiète sur le temps qu’il faudrait consacrer à la musique. À l’académie, en dehors des cours techniques, nous essayons de les guider.
Vous avez un vrai génie : c’est de réussir à chanter des airs tristes qui nous rendent heureux. Je n’y suis pour rien ! C’est la puissance de cette musique. Le Stabat Mater est une œuvre qui ne m’a pas fasciné au départ et que j’ai appris à aimer. L’architecture de la pièce, ses moments étonnants, son texte violent, triste, avec quelque chose de galant… Elle a une beauté plastique que j’ai appris à apprécier et reconnaître. Je vais l’interpréter au festival de Rocamadour avec Céline Scheen, une grande spécialiste du baroque. J’ai hâte, je suis sûr que ça va « matcher » et ce sera une grande joie de chanter cette pièce très triste ! (Rires.)
Une pièce profondément religieuse… Pour parler de la foi, on m’a souvent confié qu’il y avait une résonnance particulière entre ma voix et le répertoire sacré. Je pense qu’il y a quelque chose qui fonctionne très bien entre ce répertoire et moi, une épure que je recherche. Dans la partition du Stabat Mater, il est écrit plusieurs fois : Sotto voce, à mi-voix, cela va à l’encontre de ce que l’on s’imagine du bel cantobaroque. Là où Pergolèse sait que le chanteur va trop chanter, il écrit « susurrer », c’est merveilleux.
Il va mourir à trente ans, et pourtant quelle sagesse : allons-y doucement, laissons planer le mystère… Le Stabat Mater va faire le tour de l’Europe. S’il avait vécu quelques années de plus, combien de chefs-d’œuvre aurait-il écrit ?
C’est beau ce que vous dites au sujet de la finesse : comme dans la Bible, au Livre des Rois, « Dieu n’était pas dans le tonnerre ni dans le tremblement de terre, mais dans la brise légère… »
Je pense savoir rendre ce qu’est le sentiment religieux. Ce que je ressens dans beaucoup de pièces sacrées, c’est une forme de ferveur, d’abandon et d’humilité, face à quelque chose qui est plus grand que vous. J’ai toujours aimé entrer dans une église et m’imprégner de son atmosphère. C’est pour moi très important. Entendre ma voix résonner et flotter dans une église me procure beaucoup de plaisir. Dans la musique baroque, on est à la recherche de l’indicible et du miracle des choses, que l’on soit croyant ou pas. Je me dis souvent que la voix est un miracle. La voix parlée, capable d’exprimer une pensée, un sentiment, de mentir, de dire la vérité, de dire aux gens qu’on les aime… La voix chantée reste aussi très mystérieuse. Il reste encore tant de mystères à dissiper…
SON PROCHAIN CONCERT
Le Stabat Materde Pergolese
Pendant la 16e édition du Festival de musique sacrée de Rocamadour, du 15 au 26 août (concert sous les étoiles au pied de la cité). Réservations : www.rocamadourfestival.com
SON DERNIER ALBUM
La Vanità del Mondo
Warner Classics, 2020, 16,99 €.