Controverse. De la libération sexuelle à la chasteté, un fossé semble séparer l’Église et la société. Les chrétiens sont-ils coincés au lit ? Considèrent-ils vraiment le sexe comme un péché ? Élements de réponses décomplexés.
Débat entre le philosophe Fabrice Hadjadj et Lili Sans-gêne.
« L’Église nous enferme dans une conception culpabilisante de la sexualité »
1 La preuve que l’Église n’est pas très à l’aise avec le sexe, c’est l’insistance qu’elle met à le moraliser. Depuis 2000 ans, on ne peut pas nier qu’elle a enfermé notre société dans une conception culpabilisante de la sexualité.
Elle l’a plutôt ouverte à une conception responsabilisante. Car l’Église, en vérité, est pour le sexe, et même pour le sexe à fond. C’est en cela qu’elle dérange. Son enseignement moral peut se résumer à ce commandement très simple : « Ce que tu fais, fais-le bien », ce qui veut dire ici : « Si tu choisis l’acte sexuel, va jusqu’au bout, sans réticence, sans obstacle, dans une étreinte qui ne s’arrête pas à une friction des muqueuses mais qui te pousse à rejoindre l’autre jusque dans sa personne et à libérer votre commune fécondité. »
Ce qui te trompe à ce sujet, ma chère Lili, c’est qu’aujourd’hui on a vidé le mot « sexe » de sa substance. La sexualité humaine, dans sa définition même, suppose la différence sexuelle, l’ouverture à la vie, la communion non seulement des chairs, mais aussi des esprits. Or, de nos jours, on utilise le mot « sexe » pour désigner sa réduction à un acte de consommation. Ce qui marque foncièrement notre époque, c’est la haine de la sexualité. La pornographie, par exemple, est formatée par cette haine. Elle n’exalte pas le véritable acte charnel, elle le déforme en une mécanique d’autosatisfaction.
2 Pourtant, l’Église demande la continence sexuelle à certains de ses adeptes (moines, prêtres, etc.) Elle est là, la haine de la sexualité. D’ailleurs, on sait bien qu’il est humainement impossible d’être continent toute sa vie !
Qu’il soit possible d’être continent toute sa vie, beaucoup en ont donné la preuve. La vraie question est le motif de cette continence : est-ce par rejet de la chair ? Ou est-ce par glorification de la chair ? Il est évident que chez les prêtres et les moines catholiques, la continence ne doit être motivée que par la glorification de la chair, puisque toute leur vie est liée au mystère de l’Incarnation. Cette glorification s’opère de deux manières. D’une part, en renonçant au mariage humain, le moine manifeste radicalement que notre chair est aussi faite pour des noces divines : elle n’est pas que viande vouée à la pourriture, mais temple de l’Esprit, ostensoir de l’Invisible. D’autre part, en vouant son existence à Dieu, le moine devient un témoin vivant de l’espérance, et il encourage en cela les autres à donner la vie. Car l’homme, à la différence des autres animaux, ne donne pas la vie par pur instinct. Il a besoin de raisons pour le faire. S’il est persuadé que l’engendrement n’est au final que pour le triomphe de la mort, à quoi bon nourrir le charnier ? Il faut donc une espérance pour vivre le sexe à fond, jusque dans sa créativité la plus haute, qui est de faire venir au monde un nouvel être qui nous échappe. Et c’est pourquoi les juifs portent dans leur sexe même le rappel des promesses de Dieu. La circoncision leur murmure : « Vas-y ! N’aie pas peur de plonger dans le mystère d’une vie débordante ! » Pour les chrétiens, il s’agit d’une circoncision du cœur. Cette circoncision se rend spécialement visible à travers l’engagement religieux. Le capuchon du moine en est le signe. Et le voile de la moniale est en quelque sorte la mini-jupe du visage : il rappelle que chaque visage est fait pour que l’Infini s’y recueille et y resplendisse.
« Au contraire, l’Église est à fond pour le sexe ! »
3 N’est-ce pas pourtant la continence des ecclésiastiques qui est la cause d’une grave dérive constatée particulièrement dans l’Église : la pédophilie ?
D’après certaines études statistiques, ce qu’on appelle « pédophilie » se rencontre davantage dans les familles et parmi des gens en couple. Cependant, lorsque c’est un prêtre qui commet cet abus déjà atroce, cela devient d’une atrocité infiniment plus grave. Le prêtre a vocation d’exercer sur la terre une paternité céleste : aucune vocation, donc, n’est plus violemment opposée aux sévices sur les enfants. Mais certains sont devenus prêtres sans un discernement suffisant, et les candidats au sacerdoce sont pris parmi les hommes de notre temps, marqué par les mêmes défaillances. M’est avis que ce qui favorise de nos jours la « pédophilie », ce n’est pas le sacerdoce, au contraire, c’est la perte du sens de la paternité. Entrer dans la joie d’être père, vivre la profondeur de l’amour paternel et filial, voilà qui empêche de déformer la relation de l’adulte à l’enfant, tout en ne diminuant en rien l’affection réciproque.
4 Que l’Église parle de l’amour de Dieu, ok, c’est son job. Mais parler du sexe, ça n’est pas de sa compétence.
Ta vision est quelque peu dualiste : elle sépare le corps et l’esprit, la chair et Dieu. Nous avons déjà vu que, chez l’homme, mammifère vertical, le plein épanouissement du sexe suppose l’espérance : sans espérance, difficile, voire impossible de donner raisonnablement la vie. En cela, l’amour de Dieu joue même sur le dessous de nos ceintures. Au reste, Platon l’observait déjà. Quand un homme est touché par la beauté d’une femme, quand l’harmonie d’un corps excite son désir, c’est une expérience qui est à la fois charnelle et spirituelle : sa timidité gauloise lui fera peut-être prétendre qu’il ne s’agit que de « cul », mais, à la vérité, il est d’abord frappé au cœur. Ce n’est pas que la salivation devant un bon bifteck, c’est aussi l’émoi devant une admirable musique. L’Église nous demande d’être fidèle à cette expérience de la rencontre amoureuse, de ne pas la mutiler, de ne pas la réduire à quelque chose d’exclusivement corporel. Aussi le pape Benoît XVI a-t-il écrit une encyclique, Deus est caritas, où il nous appelle à l’unité de l’eros et de l’agapè : de l’amour sensuel et de la charité divine.
5 Ce qui me choque, c’est que l’Église condamne les moyens de contraception, la masturbation, l’amour hors mariage ou compare l’homosexualité à une déviance. Ça ne la concerne pas, elle n’a aucune légitimité pour faire la morale aux gens.
Remarque que, quand tu t’exprimes ainsi, tu fais aussi de la morale ! De même que celui qui déclare : « Tu dois jouir ! » Il cherche encore à nous imposer un devoir. Tout le monde fait de la morale. Mais le seul à pouvoir le faire légitimement, c’est celui dont la morale est vraiment libératrice, et correspond au développement objectif de la réalité humaine. Hélas ! Notre société est écrasée par le terrible moralisme de la consommation, qui estime que la jeune fille qui n’a pas couché avec un garçon est une attardée, et que celle qui porte un enfant est une soumise. L’Église s’efforce de nous libérer de ce moralisme tyrannique. Ses interdits ne nous barrent que des impasses. Et ses commandements nous ouvrent au fleuve de la vraie joie.
Fabrice Hadjadj est professeur agrégé de philosophie et dramaturge. Il collabore au Figaro, à Art Press et à La Vie. Il a déjà publié plusieurs essais, dont le dernier : Le Paradis à la porte : Essai sur une joie qui dérange, Seuil, 2011.
L’amour et la sexualité sont indissociables. L’union sexuelle a besoin du cadre d’un amour fidèle et solide.
Séparer amour et sexualité en ne cherchant que la satisfaction de son plaisir, c’est détruire le sens de l’union sexuelle entre un homme et une femme. Cette union charnelle est la plus belle expression d’un amour qui se donne. Ne rechercher que le plaisir sexuel, c’est mentir, car l’union des corps ne correspond pas à l’union des coeurs. En ne prenant pas au sérieux le langage de son corps, on finit par nuire à son corps et à son âme ; la sexualité perd sa dimension humaine, elle se dégrade en moyen de plaisir où l’autre n’est considéré que comme un objet. Ce n’est que dans l’engagement d’un amour pour la vie que la sexualité se vit dans un bonheur qui dure.
Youcat, catéchisme de l’Église catholique pour les jeunes, 2011
Pour aller plus loin :
La profondeur des sexes : Pour une mystique de la chair, Fabrice Hadjadj, Seuil, 2008.
Ne gâchez pas votre plaisir, il est sacré,Olivier Florant, Presses de la Renaissance, 2006.