Controverse. Alors que le christianisme est la religion comptant le plus de fidèles dans le monde, certains courants de pensée nient avec force l’existence historique de Jésus-Christ. C’est le cas notamment du très médiatique philosophe Michel Onfray, qui soutient dans son ouvrage Décadence que l’histoire de Jésus n’est qu’une fiction.
Le débat entre Lili Sans-Gêne et Jean-Marie Salamito
Je suis trop cartésienne pour croire à votre religion. C’est de l’obscurantisme, de l’irrationnel.
Vous faites bien de vous revendiquer de la raison. C’est une excellente préparation au christianisme, car cette religion, depuis ses origines, a toujours aimé les arguments rationnels. Au IIe siècle, des intellectuels chrétiens que l’on appelle les apologistes – par exemple, le philosophe Justin de Naplouse – s’appuyèrent sur la pensée grecque pour défendre leur foi. Au XVIIe siècle, une époque de grand épanouissement de la spiritualité catholique, les sciences firent d’immenses progrès. René Descartes, que j’admire comme vous l’admirez, dialoguait avec le religieux Marin Mersenne, qui était un scientifique fameux. Et Blaise Pascal fut à la fois un immense savant et un chrétien fervent.
Comme l’a démontré Michel Onfray dans son livre Décadence, il n’y a aucune preuve de l’existence de Jésus. Les Évangiles ne peuvent pas être pris comme source historique, puisqu’ils sont écrits par des chrétiens !
Comme je l’ai montré dans mon livre paru au printemps, Michel Onfray a étalé son ignorance des recherches actuelles sur Jésus. Le titre le plus récent qu’il cite remonte à 1963, et c’est un texte de propagande soviétique ! Aujourd’hui, parmi les spécialistes de l’Empire romain, du judaïsme antique et des origines du christianisme, personne – quelles que soient ses convictions – ne doute de l’existence de Jésus de Nazareth. Dans les années 90, l’historien juif Flavius Josèphe parle de Jésus. Dans les années 120, l’historien païen Tacite dit que le personnage dont se réclament les chrétiens a été exécuté sur l’ordre de Ponce Pilate, gouverneur de la Judée. Quant aux Évangiles, les historiens actuels ne les excluent pas sous prétexte qu’ils ont été rédigés par des chrétiens. Si vous vouliez étudier l’histoire de la Shoah, refuseriez-vous les témoignages des rescapés sous prétexte qu’ils sont juifs ?
À travers l’Église, l’empereur Constantin a développé le personnage de Jésus, inventé par saint Paul, pour imposer un système politique et financier. Et cela a duré jusqu’à notre époque.
Quand Constantin devient le maître de l’Occident romain, en 312, les chrétiens existent depuis près de trois siècles : ils n’ont absolument pas besoin de lui pour leur parler de Jésus, pour leur donner des cours de catéchisme ! De son côté, cet empereur n’a strictement aucun besoin de l’Église, qui n’est qu’une minorité religieuse, pour consolider son pouvoir : l’Empire romain est stable, et depuis des siècles. Quant à Paul, il ne fut, de son vivant, qu’un prédicateur chrétien parmi bien d’autres. Ses lettres, que je vous conseille de lire, montrent qu’il s’est inséré dans une tradition qu’il n’avait pas créée. Il est clair que Paul n’a inventé ni Jésus ni le christianisme.
Michel Onfray montre aussi que saint Paul était un frustré qui a créé une religion misogyne, moralisante et antisémite. Elle n’a pas changé depuis !
Faites donc ce que Michel Onfray n’a pas fait : lisez les lettres de saint Paul sans préjugé, sans précipitation, sans condamner leur auteur avant même de le connaître. De cette façon, vous découvrirez que Paul considère les juifs et les païens, les esclaves et les hommes libres, les hommes et les femmes comme égaux en Jésus (Épître aux Galates, chapitre 3, verset 28). Vous verrez aussi que Paul souhaite les époux égaux dans leur vie la plus intime : « Ce n’est pas la femme qui dispose de son corps, c’est son mari. De même ce n’est pas le mari qui dispose de son corps, c’est sa femme. Ne vous refusez pas l’un à l’autre » (Première épître aux Corinthiens, chapitre 7, versets 4 et 5). Enfin, si vous lisez le chapitre 11 de l’Épître aux Romains, vous verrez que Paul y appelle les chrétiens à respecter les juifs.
Michel Onfray montre bien qu’il y a des textes apocryphes que l’Église cache, mais qui prouvent que le personnage de Jésus est bien un mythe !
L’Église n’a jamais caché les textes dits apocryphes. Ces textes ont toujours joué un certain rôle, au cours des siècles, parmi les chrétiens. Simplement, dès l’Antiquité, la majorité chrétienne s’est bien gardée de leur attribuer la même autorité qu’aux écrits rassemblés dans le Nouveau Testament. Une fois encore, je vous invite à lire, à vous faire une idée par vous-même. Lisez les quatre Évangiles canoniques, c’est-à-dire reconnus depuis près de deux mille ans par les Églises chrétiennes, lisez aussi les Évangiles apocryphes, et demandez-vous lesquels sont les plus crédibles. Les légendes des apocryphes ne prouvent pas du tout que Jésus soit une légende. Si certaines personnes, un jour, racontent sur vous
n’importe quoi, cela ne veut pas dire que vous n’existez pas !
Il n’y a aucun des quatre évangélistes officiels qui a connu Jésus ! Ils racontent des histoires qu’on leur a racontées.
Aucun des quatre évangélistes n’a été d’emblée « officiel ». Chacun a fait, de son côté, un patient travail de documentation et de rédaction, et c’est ensuite que la valeur de ces quatre ouvrages a été reconnue par les communautés chrétiennes de l’Antiquité. Les évangélistes ont recueilli des paroles de Jésus qui avaient été apprises par cœur ou déjà mises par écrit, et des récits dont des spécialistes actuels (comme par exemple Richard Bauckham) pensent qu’ils remontent à des témoins oculaires des faits et gestes de Jésus. Pour chaque passage des Évangiles, les savants d’aujourd’hui discutent en détail de sa valeur historique – au cas par cas. Vous pouvez vous faire une idée de ces discussions en lisant un Nouveau Testament bien pourvu de notes explicatives (dans la Bible de Jérusalem, la Traduction œcuménique de la Bible ou la Nouvelle Bible Segond). Vous le voyez, je vous invite à lire, à mener votre propre enquête.
Si Jésus avait vraiment existé, avec tout ce qu’il a prétendument réalisé d’incroyable (miracles, résurrection des morts…), il y aurait eu des bibliothèques entières écrites sur lui à son époque, tout le monde en aurait parlé ! Au lieu de quoi, il n’y a aucune trace historique fiable, à part des écrits de son Église…
Je vous ai déjà parlé du témoignage de Flavius Josèphe et de celui de Tacite. Je vous ai dit que les Évangiles canoniques ne sont pas à rejeter en bloc sous prétexte qu’ils sont chrétiens. En faisant ainsi, je rejoins le consensus des historiens dignes de ce nom. Ensuite, n’oubliez pas que Jésus n’a prêché que dans une toute petite partie du vaste Empire romain. Pour le faire connaître, les premiers chrétiens ne disposaient pas de nos extraordinaires ressources modernes de communication. Ils voyageaient avec des moyens de transport assez lents, ils s’adressaient – sans sonorisation – à d’assez petits groupes. La mission chrétienne avait un caractère artisanal. Tout à la fin de l’Évangile selon Jean (chapitre 21, verset 23), il est dit que le récit des actions de Jésus pourrait remplir un nombre incroyable de livres. Si les quatre Évangiles canoniques sont brefs, c’est sans doute parce que leurs auteurs voulaient se limiter à l’essentiel : le papyrus sur lequel on écrivait était un matériau cher, la plupart des chrétiens n’auraient pas pu acheter de gros volumes. Pourtant, avec des moyens modestes, les chrétiens des premiers siècles ont propagé leur foi dans tout l’Empire romain et même au-delà. Et aujourd’hui, les ouvrages sur Jésus remplissent, selon votre expression, « des bibliothèques entières » !
Jean-Marie Salamito
Ancien élève de l’École normale supérieure. Il est professeur d’histoire du christianisme antique à la Sorbonne (Paris IV). Il est marié et père de trois filles.
Pour aller plus loin
MONSIEUR ONFRAY AU PAYS DES MYTHES, Jean-Marie Salamito, SALVATOR , 2017