PAR ANNE-CLAIRE DÉSAUTARD FILLIOL ET ANTOINE LEMAIRE
HYPERSENSIBLE ET BIENTÔT SAINTE ?
Madeleine de Gourcuff, historienne et mère de famille, est l’auteur de la biographie de référence sur Léonie Martin parue en octobre 2023. Elle évoque l’hypersensibilité de la soeur de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus.
PAR MADELEINE DE GOURCUFF
Léonie Martin (1863-1941) est la troisième fille des saints époux Louis et Zélie Martin et la sœur de sainte Thérèse de Lisieux. C’est une enfant fragile, couverte d’eczéma, au caractère pénible, souffrant de retard de développement, traumatisée par la mort de ses frères et sœurs. Enfin, elle vit sous l’emprise d’une servante perverse à l’insu des parents. Elle garde de sa douloureuse enfance une grande hypersensibilité.
Après trois échecs de vie religieuse, elle entre définitivement à la Visitation de Caen à l’âge de 36 ans. De l’extérieur, sa vie cachée dans un monastère semble simple et tranquille alors que le plus petit événement a un retentissement immense sur son psychisme. Elle doit fournir des efforts surhumains et invisibles aux yeux du monde pour absorber ces tempêtes intérieures. Elle pleure en recevant un cadeau de ses sœurs, elle ne dort pas à l’idée qu’elles souffrent d’insomnies, elle rit de les savoir heureuses.
Et pourtant, son hypersensibilité lui devient une source de grâce. Loin de s’étonner de ses réactions disproportionnées aux remarques de ses compagnes, elle est heureuse de constater sa faiblesse qui la fait demeurer dans l’humilité. Sans se décourager, elle puise en Dieu la force d’opérer des petits décentrements successifs qui l’amènent à une louange libératrice. Percevant avec finesse les croix intimes de ses compagnes elle y remédie avec une délicate bonté. Elle est surnommée par ses compagnes « notre sœur compatissante ».
Un an avant sa mort, elle écrit : « Il est vrai que je suis d’une sensibilité extrême ; mais tant mieux d’avoir plus à donner à Notre Seigneur. » Car Dieu voit le fond des cœurs, et il sait combien sa petite Léonie l’a aimé, jusque dans l’intime de son cœur hypersensible.
HPI, C’EST DE FAMILLE !
Bérangère et son mari sont HPI, tout comme leurs 6 enfants… ! Une particularité avec laquelle ils ont appris à vivre et dont ils voient les fruits, notamment dans les relations familiales.
PAR ANTOINE LEMAIRE
« Contrairement à ce qu’on pourrait penser, avoir des enfants HPI ne veut pas dire qu’ils se ressemblent. Au contraire ! Il n’y en a pas deux pareils. Un de mes enfants, par exemple, a beaucoup de mal avec les interactions sociales. Mais une autre est très à l’aise avec tous les types d’échanges et dans tous les milieux. Ce qui est commun, en revanche, c’est qu’ils s’ennuient à l’école. Ils enregistrent rapidement ce qu’explique la maîtresse et ne conçoivent pas que d’autres enfants mettent plus de temps à comprendre. Dans ces moments-là, c’est à nous de leur expliquer pourquoi avec les mots justes. Nous leur disons que leur cerveau ne fonctionne pas tout à fait de la même façon que celui de leurs camarades et que, par conséquent, il ne faut pas qu’ils s’étonnent s’ils ne sont pas compris ou s’ils ne comprennent pas eux-mêmes la réaction des autres. Nous leur apprenons à être dans une démarche d’enrichissement mutuel, à apprendre de celui ou celle avec qui ils échangent. Moi, je suis HPI, j’ai vécu cela dans mon enfance, et donc j’arrive plutôt facilement à le verbaliser avec eux. C’est également le cas de mon mari. Nous nous comprenons et comprenons nos enfants.
Ils viennent souvent nous voir avec de grandes questions existentielles, la plupart du temps pendant les repas ou bien quand on fait la cuisine (rires). Mais l’avantage, c’est que nous sommes tous HPI, donc il n’y a pas de déséquilibre. Les discussions fusent dans tous les sens de manière un peu décousue et pour quelqu’un de l’extérieur c’est parfois un peu difficile de suivre le fil (rires à nouveau). Et tout cela peut entraîner de beaux moments de proximité. Par exemple, avec les ainés, les discussions un peu plus profondes sont venues très vite. Ils se posent beaucoup de questions sur la vie après la mort, l’univers etc. Nous devons adapter notre vocabulaire et répondre de manière simple et c’est aussi très intéressant pour nous, parents. En ce qui concerne la foi, je pense que le fait d’être HPI ou pas ne change rien. La foi est une affaire personnelle.
Chaque histoire et chaque vécu est très différent et propre à chacun. Avec mon mari, nous sensibilisons nos enfants à la question de Dieu, nous les amenons à la messe, mais chacun a sa propre histoire avec la foi. »
VIVRE AVEC UN HPI
Un enfant surdoué, un mari ou une femme hypersensible… Dans les relations familiales et amicales, les particularités sont-elles des obstacles ou des opportunités ? Jeanne Siaud-Facchin nous explique que « tous les accordages sont possibles » !
PAR ANTOINE LEMAIRE
Chez les enfants
En général, les enfants HPI sont des bébés très scrutateurs. Ils nous regardent avec l’air de dire « bon alors toi qui es-tu, que vas-tu faire, vas-tu vraiment m’aider ? Es-tu compétent ? » D’ailleurs, les pédiatres les remarquent généralement très vite. Le plus souvent, ce sont des enfants qui parlent très tôt et très bien. Ce sont aussi des enfants qui posent des questions existentielles à n’en plus finir. Mais ce n’est jamais pour embêter leurs parents, ni pour déstabiliser. C’est seulement qu’ils ont besoin d’être rassurés, d’aller au bout du raisonnement, de comprendre.
Quand des parents ont compris que leur enfant est HPI, la vie ne change pas. Il faut simplement prendre conscience qu’il/elle aura besoin d’une attention particulière. Un bisou, un câlin, un regard bienveillant ! Il faut notamment être attentif vis-à-vis de l’école, qui est le premier lieu de socialisation de l’enfant. Et puis pour tout le reste, essayer d’être dans la prévention plutôt que dans l’intervention.
Dans le couple
Tous les deux HPI, seulement l’un, seulement l’autre, peu importe. Toutes les combinaisons sont possibles ! Deux HPI ensemble ont l’opportunité de créer une émulation, d’avoir des questionnements ensemble, des conversations un peu perchées qui ne s’arrêtent jamais. Ils peuvent trouver ce même élan vital, cette même énergie de vivre, cette même appétence pour telle ou telle activité. Et puis un couple avec un seul HP peut trouver un certain équilibre, une régulation parfois nécessaire. Même si cette situation peut parfois être agaçante pour le non HP qui demandera « pourquoi tu vas si loin ? Pourquoi tu te poses encore cette question ? Pourquoi tu ne peux pas vivre les choses un peu simplement ? » etc. Et le HP de répondre « mais pourquoi tu ne t’intéresses pas à ça ? Pourquoi tu es encore en train de faire ça alors qu’on aurait pu faire mille choses différentes ? … » Dans tous les cas, le couple est par essence un assemblage, un accordage des personnalités. Un couple est fait de bric et de broc, chacun doit fournir un effort pour maintenir l’équilibre. HPI ou pas !
Dans les relations en général
Pour quelqu’un de l’extérieur qui n’est pas HPI, travailler ou vivre avec une personne HPI peut parfois être fatiguant, mais aussi très stimulant. Chez les profils à haut potentiel, l’intelligence donne une lucidité très aiguisée. Aiguisée sur le monde, mais donc aussi et avant tout sur leurs propres failles, faiblesses et fragilités. C’est pour cela que les HP sont généralement des personnes qui ne prennent pas « la grosse tête » et qui garde une humilité sincère. Ce sont également des gens qui repèrent souvent les failles et les limites de leur entourage. Les enfants HP, par exemples, ont beaucoup d’empathie et sont souvent dans la prévention. Ils ont un radar – comme les animaux qui sentent venir l’orage -, ils sentent quand leurs parents vont se disputer et font diversion. Mais c’est le cas aussi des adultes. Ce sont des gens qui sont toujours en alerte pour éviter une dispute. Cela demande beaucoup d’énergie et les fragilise. Il faut le savoir.
L’HYPERSENSIBLE ET LA FOI
L’hypersensible est un habitué des manifestations sensibles de la part du Seigneur. Sa réceptivité lui permet une relation souvent proche. Mais comment garder la foi lorsque cette sensibilité diminue voire disparaît pour un temps ? Pascal Ide est prêtre catholique du diocèse de Paris, et docteur en médecine, philosophie et théologie. Il répond à nos questions sur le sujet.
PROPOS RECCUEILLIS PAR ANNE-CLAIRE DÉSAUTARD-FILLIOL
Qu’est-ce qu’être hypersensible ?
Comme le mot l’indique, la personne hypersensible possède une sensibilité supérieure à la moyenne. Elle recouvre la vie sensorielle (donc cognitive) et la vie émotionnelle (donc affective). L’hypersensible perçoit plus intensément les stimuli qui échappent à la majorité de son entourage ou que ce dernier estime insignifiants : il a l’ouïe fine, un œil de lynx, un odorat de chien de Saint-Hubert, etc. L’hypersensible ressent aussi intensément les émotions : il a l’impression d’être une éponge ; il est sujet à de grandes variations affectives ; il pleure plus facilement au point de passer pour une madeleine, ce qui indispose singulièrement les hommes ; il vit fortement ses amitiés et ses amours ; et encore plus intensément les ruptures et les déceptions affectives. Ce qui vaut pour soi vaut aussi pour les sentiments d’autrui : par exemple, l’hypersensible est souvent très empathique.
L’hypersensibilité est-elle fréquente ?
Selon la psychologue américaine Elaine Aron, l’une des spécialistes de l’hypersensibilité, celle-ci touche entre 15 et 20 % de la population états-unienne. Le pourcentage ne doit guère être différent chez nous.
Comment vivre l’hypersensibilité au quotidien ?
Les nombreux ouvrages aujourd’hui consacrés à l’hypersensibilité insistent sur l’acceptation de son tempérament particulier : non pas la fuir, s’en protéger, tenter de devenir invulnérable, mais la reconnaître et l’accueillir. Ils soulignent aussi qu’elle constitue une richesse à cultiver et à partager (empathie, intuition, etc.). Ces deux conseils sont pré[1]cieux. Mais ils ne sont pas suffisants.
D’abord, à trop cultiver sa différence, on ne progresse plus. Ensuite et surtout, l’hypersensible se doit de développer, à côté de la sphère sensible et émotionnelle, deux sphères plus atrophiées chez lui : la raison et la volonté. La raison afin de ne pas en demeurer à des impressions parfois trop subjectives et de passer ce qu’il ressent au crible du discernement et de l’objectivité. La volonté afin de ne pas céder à ses intuitions et ses impulsions, mais conduire sa vie en s’organisant, en mettant en place de bonnes habitudes.
Quand on vit avec une forte sensibilité, que devient la vie spirituelle ?
La personne hypersensible aura tendance à accorder une grande place à son vécu sensoriel et émotionnel, et de décider en fonction d’eux. Si la voix du prêtre lui déplaît, elle aura du mal à écouter l’homélie. Si sa vie de prière devient plus aride, elle aura tendance à la délaisser. Elle sera tentée de mesurer la présence de Dieu à l’intensité de ce qu’elle éprouve.
Comment rester ferme dans sa foi alors qu’on est habitué à ressentir l’amour de Dieu avec ses cinq sens ?
Sainte Catherine de Sienne fait une observation précieuse : au début, dans la vie spirituelle, Dieu se fait connaître sensiblement, on éprouve de grandes consolations. Puis, après un temps variable selon les personnes, il retire ces effets sensibles sans pour autant ôter sa présence. Non pas pour éprouver, mais pour purifier l’intention : que celui qui prie ne se cherche pas, mais cherche Dieu. L’hypersensible est appelé à cultiver la fidélité et la persévérance dans la sécheresse (et d’ailleurs aussi dans ses relations avec les autres).
La foi chrétienne doit-elle donc exclure la sensibilité au bout d’un certain moment ?
Certainement pas ! Ce serait se priver d’un grand trésor ! On doit à un grand génie spirituel, saint Ignace de Loyola, fondateur de l’ordre des jésuites, d’avoir montré que Dieu se manifeste aussi par notre sensibilité, précisément à partir des mouvements de notre affectivité qui oscillent entre ce qu’il appelle « consolation » et « désolation ». Il offre des critères de discernement très fins. Je ne peux les détailler ici. On peut en faire l’expérience en étant accompagné par un père jésuite, en faisant les Exercices spirituels. Je conseille aussi l’excellent petit livre qui vient d’être réédité de Jean Gouvernaire : Mener sa vie selon l’Esprit, Paris, Vie chrétienne, 2010.