Il fit trois songes. Durant trois nuits, saint Aubert rêve de l’archange saint Michel. L’ange lui demande de construire un sanctuaire en son nom. Ce sera le Mont-Saint-Michel. Depuis le VIIIe siècle, les pèlerins affluent. L’ange diffuse ses grâces dans le souffle de ses ailes, au rythme des marées.
PAR ANNE-CLAIRE DÉSAUTARD-FILLIOL
« La pluie est tombée, les torrents ont dévalé, les vents ont soufflé et se sont abattus sur cette maison ; la maison ne s’est pas écroulée, car elle était fondée sur le roc», disait Jésus, Dieu fait homme (Matthieu 7 :25).
C’est dans un vent décoiffant que nous posons nos sacs à dos au Mont-Saint-Michel pour quelques jours, en période de grandes marées. Lors de mes précédentes venues, le temps d’une journée, j’avais la sensation d’avoir effleuré la saveur de l’éternité. Pour ce voyage, nous dormons sur le Mont.
A l’heure où la tourmente touristique touche à sa fin – pour aujourd’hui – nous arpentons la ruelle médiévale dans le sens contraire de la foule. Don Pierre Doat, recteur du sanctuaire du Mont-Saint-Michel, raconte les anges à un groupe de jeunes scouts lorsque nous entrons dans l’église Saint-Pierre, sanctuaire du Mont. Niché dans le rocher, l’édifice reçoit les dévotions et prières à saint Michel depuis le VIIIe siècle. Le nombre de bougies allumées devant l’imposante statue de l’archange en témoigne. Don Pierre, un sourire divin dans le regard, nous expliquera plus tard qu’« un sanctuaire est un lieu qui porte une grâce particulière pour le monde. Le Mont offre trois grâces.
D’abord la prière pour les morts. L’ange protège les défunts. Il pèse les âmes et les élève. Le deuxième motif de venue des pèlerins, c’est le combat spirituel. Nous luttons à chaque instant contre la tentation et le démon. La troisième grâce du Mont nous rappelle qu’il y a autre chose que ce monde visible. Nous ne sommes pas seuls dans la Création. Nous ne sommes pas les seuls êtres sensés, capables de Dieu. Cela répond à la question de la solitude métaphysique dans laquelle l’homme se trouve aujourd’hui, où il ne sait pas s’il est seulement un animal parmi les autres. A ce moment-là, il n’y a pas de raison de le sauvegarder car il détruit tout. Il ne sait pas non plus s’il est unique.
Le monde angélique nous remet à notre place de créature de la Création. Les anges ont également été créés pour nous. Cela montre à quel point l’humanité est belle et digne de toutes les attentions de la part de Dieu car Jésus s’est fait homme. Les anges nous servent parce qu’ils voient en nous le visage du Fils ». Les grâces du Mont peuvent toucher chaque visiteur. Pas besoin d’être chrétien pour passer par la mort, le combat spirituel et la solitude
Elle roule, serpente, envahit
Don Pierre nous conduit à la Maison du pèlerin, qui accueille normalement les marcheurs au long cours pour une nuit seulement. C’est là que nous logerons. Vue sur mer. Elle roule, serpente, envahit puis disparaît. Comme les émotions de la vie, elle gronde, se calme et se retire avant de revenir.
Nous sommes au pied de l’abbaye, où jour et nuit, hiver comme été, des moines et moniales prient Dieu pour le Salut du monde. C’est une pensée qui fait frissonner. Défilent alors des pèlerins, souvent locaux, qui partent pour Compostelle ou finissent au Mont-Saint-Michel. Valérie et Sandrine sont heureuses mais fatiguées. Première journée d’un périple d’une semaine qui les conduira dans les recoins de leur « pays ». Pascal, employé bienveillant de la maison, veille au confort du lieu.
Vaillants, nous bravons un vent froid et une pluie « qui mouille » pour assister à la montée de la mer dans la baie. Les sauveteurs en mer de la SNSM veillent durant les grandes marées. Le frère Victor-Marie, moine des Fraternités Monastiques de Jérusalem, prie et sauve les hommes lorsque l’alerte sonne. « L’élément marin rappelle le combat spirituel. Il nous faut affronter l’élément, être des lumières et des guides pour indiquer les dangers tout en restant humbles ».
A tire d’ailes
La mer lavera, ce soir-là, nos âmes dans une nuit puissante et paisible. Au petit matin, les Laudes à l’abbaye. Le Mont est vide et silencieux. Seuls quelques goélands annoncent déjà la naissance d’un nouveau jour. Un moine vient chercher les quelques courageux prêts à gravir l’escalier du grand degré. Avec un sourire discret, il ouvre les portes et conduit dans le silence vers l’abbaye, musée redevenu sacré le temps des offices. L’encens s’envole dans l’immense édifice gothique quand le soleil embaume d’une lumière divine les chants des hôtes du lieu. La petite lumière rouge indique que Jésus est présent, dans l’absidiole. Elle brille ici jour et nuit dans le plus grand secret des visiteurs insouciants. Sœur Emilie, moniale des Fraternités Monastiques de Jérusalem, dont la vocation est d’être moine au cœur de la ville, se sent ici à sa place : « je n’ai jamais autant bien vécu ma vocation de religieuse car le monde entier vient ici ! Prier avec les personnes qui viennent sur le Mont a du sens. Le souhait de l’Évêque était que les gens qui viennent ici montent en touristes et descendent en pèlerins ». Entre les Laudes et la messe, les touristes débarquent, largués par les navettes. Ils assombrissent les ruelles pavées, papillonnent dans les boutiques du rocher avant de se hisser jusqu’au sanctuaire et peut-être l’abbaye.
Direction la messe au sanctuaire du Mont-Saint-Michel, où nous retrouvons Don Pierre qui officie et évoque l’amour comme acte de volonté. Pascal est sacristain. Il offre sa belle voix pour les paroissiens d’un jour ou de toujours. Nous déjeunons avec les prêtres autour d’un bon vin de Bourgogne. L’occasion d’évoquer Le Roman des anges, écrit par Don Pierre Doat (voir brèves P.36).
« -Tu dis que tu ne m’as pas lâché d’un œil… Est-ce que tu volais à mon secours quand j’avais besoin de toi ? dit Arnaud avec un sourire intérieur que son interlocuteur perçut immédiatement. – A tire d’ailes ! répondit la présence. – J’ai trouvé ! Tu es mon ange gardien ! » Quoi de mieux comme lecture sur le Mont qu’un roman sur les anges ?
Nous resterons des heures durant, dans une lumière parfaite, à attendre la mer qui arrive à cœur battant. Les enfants sont heureux, les pieds dans l’eau et le cœur dans les bras de l’archange. Le Mont-Saint-Michel comme une ébauche de paradis. Demain nous rencontrons l’incontournable François Saint-James, guide-conférencier du Centre des Monuments Nationaux depuis 35 ans qui, on le confirme, « a pris la couleur des murailles du Mont ».
« L’habitude de la beauté », l’abbaye
L’homme, charismatique, avec une voix de conteur d’antan, cite d’entrée l’écrivain Roger Vercel : « On prend ici l’habitude de la beauté comme un opium dont on ne peut plus se passer ». Tout est dit. Enfin presque ! Détenteur d’un trousseau de clés plus grandes que ses mains, François nous conduit dans les trésors de l’abbaye. Ici le temps n’existe pas. Nous entrons par la porterie du XIIIe siècle avant de gravir l’escalier du grand degré que jadis le monde empruntait déjà. Entre les murs imposants, d’un côté l’abbatiale, de l’autre les logis abbatiaux, le visiteur est obligé de regarder vers le ciel. On file vers la terrasse. « La mer ! De la terrasse, la mer ! Lorsque les premiers pèlerins entrent dans la baie, ils entrent dans l’éternité. Si la vie n’a pas de fin, le monde, lui, en a une et elle est ici car l’Amérique n’existe pas encore.
Au figuré, la traversée à marée basse rappelle la traversée du désert par les hébreux puis la Mer Rouge qui s’ouvre devant le peuple élu. C’est l’eau du baptême, le lieu de la Genèse, le commencement ». Direction le lieu le plus mystérieux et le plus sacré du Mont : Notre-Dame-Sous-Terre. Notre guide referme la porte derrière nous. Le noir. Enfermés. Puis la lumière s’allume et jaillit dans une chapelle que l’on devine ancienne. L’hypothèse la plus plausible est que ce lieu aujourd’hui « enchâssé par les constructions venues l’encadrer pour porter l’abbaye » contient des vestiges de la première chapelle construite sur le Mont par saint Aubert, au VIIIe siècle. Vertige.
19 ans de souffrance
Un tour par les cachots rappelle le passé carcéral du lieu dès le Moyen-Âge avec la justice seigneuriale. « Mais la vraie période carcérale débute en 1792 après la Révolution Française, après que les moines furent chassés de l’abbaye. Elle durera jusqu’en 1863. Sur l’une des rares portes non remplacées ou réparées du monument, on peut lire, gravé : ‘536 fois d’un bout à l’autre de la salle pour faire une lieue. 19 ans de souffrance’ ». Ces endroits ne furent pas mes préférés.
Heureusement, des miracles nous attendent derrière d’autres portes fermées. A chaque visite « classique » du lieu, avant de descendre dans la salle des chevaliers, j’étais interloquée par une porte, éclairée mais inaccessible au public. Notre guide dégaine son trousseau m’informant que je serai peut-être déçue ! Et quelle surprise. Ou plutôt quelle émotion ! Derrière cette porte, une chaleur intense. De celle qui vous réchauffe de l’intérieur en partant du cœur pour se diffuser dans chacune des veines qui vous parcourt. Notre-Dame-des-Trente-Cierges. Cette crypte des années 1030 compte un millénaire de prières. Etonnement, les lieux semblent habités. Un tabernacle, une croix sur l’autel et quelques icônes. Jésus est ici. Voilà pourquoi l’Amour m’a envahie. « Les moines venaient ici jadis pour célébrer des messes toute la journée, d’où le nom des trente cierges. Aujourd’hui encore, de la Toussaint à Pâques, les moines et moniales célèbrent la messe dans cette crypte. Un lieu où l’on retrouve le silence et la paix lors des grandes affluences touristiques. Le Mont accueille près de 10 000 touristes par jour au pic d’affluence ! » J’ose prendre un temps de prière avant de poursuivre la visite.
Le ventre de la mer
La crypte Saint-Martin est également un lieu sans pareil. Alors que les touristes « passent » sans trop s’arrêter, François Saint-James s’assoit sur un banc. Ce banc tourne le dos à la seule fenêtre haut perchée et fait face à l’autel sommaire du lieu. « La crypte Saint-Martin, c’est le ventre de la mer. Les gens disent : « elle est vide il n’y a rien à voir ! » C’est la raison pour laquelle on doit s’arrêter ici. Car l’architecture, c’est aussi rendre visible l’invisible. Ici on peut éprouver un sentiment d’équilibre. Neuf mètres de portée et quelques centaines de milliers de tonnes de pierres sont en équilibre au-dessus de nos têtes. Et pourtant, il y a une humanité certaine en ce lieu où le corps humain est la mesure de l’architecture. Ici, le carré devient un cercle. Dans l’art, le carré et le cercle symbolisent le passage universel des hommes vers Dieu. Pour les chrétiens, entre les hommes et Dieu, il y a Jésus-Christ, Dieu fait homme. Le Christ est là avec ces trois arcs qui attirent vers l’autel. C’est la table de la Cène du Jeudi saint, où Il consacre le pain et le vin et dit aux apôtres « vous ferez cela en mémoire de moi ». La croix, c’est le Vendredi saint : les ténèbres, le sacrifice sur la croix. Le Samedi saint, la nuit de Pâques et la Résurrection du Christ. C’est la lumière de la Résurrection qui, par cette seule fenêtre, éclairait tous les matins, emplissait ce volume, comme le tombeau vide mille ans plus tôt à Jérusalem. Au-dessus, il y avait une représentation du Christ en majesté. Par-delà la mort, le Christ invite les chrétiens à la vie éternelle. Cette crypte vide résume le mystère chrétien. C’est le ventre de la mer. Quand on s’arrête ici, on devrait se sentir écrasé et pourtant on se sent comme en apesanteur ».
Montjoie !
Non, ce n’est pas une visite comme les autres… « On recommence tout en gothique ! Deux abbayes pour le prix d’une ! D’habitude, on appelle ça les soldes, ici on appelle ça la Merveille ». Le réfectoire puis le cloître : « Ce cloître a quelque chose d’infini. Les angles, visuellement, disparaissent. C’est un cercle ouvert sur le ciel qui devait se poursuivre par une salle capitulaire jamais construite », poursuit notre hôte du jour. Dans l’abbaye, François Saint-James explique que jadis, une grande statue en or de saint Michel trônait sur l’autel avant qu’elle ne soit fondue. La République, pour ne pas afficher de croix au sommet de l’abbaye, trouve une formidable solution : une statue dorée de l’archange saint Michel en haut de la flèche. Et si nous allions la voir de plus près, cette statue de quatre mètres de hauteur qu’on voit de loin et qui fait crier encore aujourd’hui les pèlerins lorsqu’ils aperçoivent le Mont : Montjoie ! Montjoie ! Montjoie ! C’est parti pour une ascension en colimaçon. La porte s’ouvre au sommet, des trombes d’eau s’abattent sur nous. Saint Michel, terrassant le dragon dans sa dorure parfaite, surplombe la baie, le temps, l’histoire. L’émotion est forte ici, au sommet du Mont. Des larmes inexplicables accompagnent cette pluie de grâces. Et notre accompagnateur inoubliable de terminer par une citation du Horla de Guy de Maupassant :
« Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m’accompagnait : mon Père, comme vous devez être bien ici ! Il répondit : Il y a beaucoup de vent, monsieur ». « Le souffle des ailes de saint Michel : il y a des lieux où souffle l’Esprit », finit notre guide. Quand sur la terre, les marées viennent et reviennent dans un fracas insoupçonnable, le temps s’écoule et les âmes défilent et s’inquiètent. Ici-bas. Mais sur le roc, quand le cœur se tourne vers le Ciel, l’amour demeure.
« Que rien ne te trouble,
Que rien ne t’effraie ;
Tout passe.
Dieu ne change pas,
La patience obtient tout ;
Celui qui a Dieu ne manque de rien.
Dieu seul suffit » – sainte Thérèse d’Avila
DON PIERRE DOAT
Recteur du sanctuaire du Mont-Saint-Michel
Tout est bien
Quand on m’a dit que je devais aller au Mont, je me suis plongé dans les ouvrages de spiritualité sur les anges. Ça m’a totalement saisi, happé, passionné. Avant d’arriver, j’ai compris que c’était là où je devais être. La beauté du lieu et ce fonctionnement entre le sanctuaire animé par la communauté Saint-Martin et les Fraternités Monastiques de Jérusalem de l’abbaye me convient parfaitement ! Ils prient et contemplent, et moi j’accueille les pèlerins, je donne des conférences sur les anges. J’espère voir Dieu dans les gens. Je vois quotidiennement les effets de la grâce propre du Mont sur les gens. Un jour, une femme d’une cinquantaine d’années vient s’assoir devant moi. Je pense qu’elle attend pour faire bénir un objet, comme cela arrive souvent ici. Elle me dit : « je ne sais pas ce que je fais là ! » Elle est psychologue et dit à tous ses patients que la religion ne sert à rien. Elle se croyait toute puissante dans son exercice au point de dire des choses qui ne sont pas de son ressort. Et saint Michel nous remet à notre place, parfois avec douceur, parfois à coups de tatane !
Le Mont m’a renouvelé dans ma relation au Christ. Je suis moins inquiet de réussir ou de ne pas réussir. De parvenir ou non à mes objectifs. La phrase d’Arnaud dans mon roman, « tout est bien », c’est un peu de moi !
SOEUR ÉMILIE
Fraternités Monastiques de Jérusalem
La beauté du Désert
Notre fondateur est allé au désert, en 1975, en tant que jeune prêtre, pour comprendre ce qui le rendait heureux. Il a fait l’expérience de Dieu là-bas. Il s’est dit, puisque les moines sont partis au désert pour chercher Dieu dans les premiers siècles et puisque les déserts de la société actuelle sont les villes, on peut être moine dans la ville. Ici, on vit ces deux déserts : le désert physique et le désert de nos villes. Le soir, il n’y a personne.
Quand on traverse la baie, on se sent seul et on touche du doigt la beauté du désert. Et quand je vais à la messe, je traverse la rue principale, je croise un flot de monde de tous horizons que je ne croiserai plus. La foule apparaît au gré des marées. L’arrivée de notre fraternité sur le Mont date de 2001. L’abbaye était auparavant bénédictine. A la Révolution, les moines sont partis. C’est devenu d’abord une prison puis un monument d’état. Ce sont les locaux qui voulaient redonner le caractère spirituel et maritime du lieu.
Avec l’Évêque, ils ont décidé de fêter les 1 000 ans du Mont en 1966 en faisant venir des moines ici pendant un an. Une communauté est restée avant que ce soit notre tour d’investir les lieux. Notre vie, c’est prier pour et avec les gens qui passent. Dieu les aura peut-être rejoint par notre présence ou notre prière.
