Entre Narbonne et Carcassonne, dans un écrin de verdure digne d’un paysage toscan, surgit la pierre taillée dans le grès flammé des Corbières, aux belles tonalités ocre et rose. Fondée en 779 par Charlemagne, Lagrasse devient une des premières abbayes de l’empire franc consacrée à la Vierge Marie.
TEXTE HUBERT DE TORCY ET ALEXANDRE MEYER – PHOTOS ERIC SANDER / C. LOVINY
À son apogée, au XIIe siècle, elle rayonnait sur tout le Languedoc, jusqu’en Catalogne espagnole. Parmi les 59 abbés qui se sont succédés à la tête du monastère jusqu’à la Révolution, certains ont laissé à la postérité une marque sur le plan architectural. L’intérêt de Lagrasse est dans cette diversité de styles qui s’harmonisent les uns avec les autres : plan carolingien pour le chœur de l’abbatiale, transept roman, élévations gothiques des murs de l’église, clocher du XVIe, cour d’honneur des XVIIe et XVIIIe siècles et… chanoines du XXIe siècle. Pour Sylvain Tesson, à Lagrasse, « le temps avait fait l’architecte ».
LE RELÈVEMENT
Cependant l’abbaye de Lagrasse présente un autre intérêt. À la suite d’une longue période de déshérence après que les derniers moines bénédictins ont été chassés pendant la Révolution, une jeune communauté de chanoines réguliers s’est installée dans ces murs en 2004. « Leur maître est saint Augustin, écrit Nicolas Diat (voir page 21), qui dit à ses fils : “Qu’il y ait entre vous non seulement la charité, mais aussi la liberté de l’amitié.” » L’abbaye venait de retrouver son âme : dès que l’office choral a résonné de nouveau sous ses voûtes, la restauration a suivi. Les toitures, tout le deuxième étage, le cloître, l’escalier XVIIIe des mâtines, le réfectoire, la cuisine, l’hôtellerie et ses annexes, le clocher ont été restaurés. La restauration du transept roman, connu pour ses exceptionnelles absidioles romanes, commencera en 2022. Les jardins se développent. On comprend pourquoi cette exceptionnelle restauration a séduit Stéphane Bern et le Loto du Patrimoine en 2020 !
RAYONNER DANS ET HORS LES MURS
Mais le rayonnement principal de la prière des 40 chanoines – dont 20 prêtres – se découvre dans et hors des murs de l’abbaye : l’activité des jeunes chanoines se rencontre dans les Ehpad, les centres de soins palliatifs, les maisons de retraite, les écoles, l’accueil inconditionnel de tous à l’abbaye (particulièrement des familles et des pauvres), les prédications de retraites, les sacrements… et le match de foot du dimanche avec les jeunes de la région.
LE SAViEZ VOUS ? LE MOT « CHANOINE » VIENT DU GREC KANÔN, QUI SIGNIFIE « LA RÈGLE »
On dit que la « maigre vallée » est devenue « la grasse » par le bon vouloir de Charlemagne, mais si l’on en croit Frédéric Beigbeder après son passage à l’abbaye : « Les chanoines blancs de Lagrasse vivent dans une faute d’orthographe : pourquoi ne pas assumer de vivre dans La Grâce en deux mots ? »
« L’abbaye de Lagrasse ne prêche pas, elle témoigne. » Pascal Bruckner « Une partie de leur vie est vouée à la contemplation, une autre à leurs semblables. Une part au ciel, une part au bruit que l’on appelle “le siècle” en termes polis. Le chanoine sort en éclaireur, il passe la ligne, se porte au chevet de ses semblables, le monde étant un hospice. Il offre sa bonté aux hommes et son silence au ciel. » Sylvain Tesson
« Je restai assis sur le banc de bois dans la pénombre. La lumière rouge du saint sacrement brillait quelque part. (…) Au moins ici, je me sentais tranquille. Les lieux consacrés ont un effet apaisant. Sans doute la vieille tradition d’accueillir les brigands. Je ne priais pas, mais je restai là un bon moment. L’homme intérieur prenait l’empire sur l’homme extérieur. » Simon Liberati
« Dès notre arrivée dans le cloître, nous sommes saisis par le silence. Non pas l’absence de bruit, mais le silence, le vrai – celui de l’ascèse – et le définitif –, celui du tombeau. L’ascèse et le tombeau : le destin terrestre d’un chanoine de Lagrasse n’est-il pas résumé par ces deux mots ? » Jean-René van der Plaetsen
EN DÉTAIL :
CE QU’EN DISENT LES ÉCRIVAINS
« D’un pas lent et requis, les frères avancent vers la chapelle, vers le cloître, vers la salle capitulaire. Recueillement. Densité de l’instant. Ils semblent, tous, exactement là où ils aimeraient être. Leurs lèvres sont agitées par d’imperceptibles mouvements de prière. Leurs regards plongent au-dedans d’eux-mêmes. Cette lenteur, ils la respectent tant elle signifie que, pour eux, rien ne presse désormais. Pourquoi douterais-je du bonheur qu’ils affichent sous prétexte que ce n’est pas le mien ? » Jean-Paul Enthoven
Les citations tirées du remarquable recueil Trois jours et trois nuits sont reproduites ici avec l’aimable permission de son éditeur, Nicolas Diat. Avec le renfort des chanoines, il a su convaincre quatorze écrivains de passer trois jours et trois nuits à l’abbaye de Lagrasse, en clôture, et d’en consigner l’expérience par écrit (les bénéfices des ventes seront reversés aux chanoines pour la restauration de leur abbaye). Succession de récits inspirés ou profanes, teintés de considérations métaphysiques, philosophiques, poétiques ou politiques, toujours subjectives, le volume est une invitation à nous plonger dans le silence de l’abbaye, à l’affût d’un signe. Ils éveillent en nous un curieux désir d’intériorité, une fascination pour le mystère, une envie farouche de se replier, là où les tourments se dissipent et où l’espérance jaillit.
Trois jours et trois nuits Le grand voyage des écrivains à l’abbaye de Lagrasse Préface de Nicolas Diat. Avec Pascal Bruckner, Sylvain Tesson, Camille Pascal, Frédéric Beigbeder, Jean-marie Rouart de l’Académie française, Thibault de Montaigu… Fayard – Julliard, 2021, 360 pages, 23 €.
POUR ALLER + LOIN
Pour faire un don : Abbaye Sainte-Marie de Lagrasse 6 Rive Gauche 11220 Lagrasse https://lagrasselegrandrelevement.org
