LE DÉBAT ENTRE LILI SANS-GÊNE ET ROBERT CHEAIB
Pour moi, le récit de la Bible est surtout une expérience mythologique. D’ailleurs l’existence de Jésus n’est même pas historiquement avérée…
Les historiens les plus sérieux – pas les YouTubers ! –, mêmes agnostiques, ne contestent pas l’existence de Jésus. Au cours des derniers siècles, nous avons connu un développement de la recherche sur le Jésus historique qui a réévalué le témoignage des évangiles. Ce ne sont pas des bio- graphies ni des livres d’histoire : dans l’intention de leurs auteurs, ils ont été écrits afin que le lecteur croie que Jésus est le Christ. Mais la recherche a étayé les nombreux éléments de vérité qu’ils conte- naient. Jésus de Nazareth, fils de Joseph, ce « Juif marginal », a bien existé, et de nombreux détails de sa vie ont été confirmés par des sources externes.
Si vous le dites… Mais je ne suis pas sure que les sources soient fiables et que ce soit confirmé par les historiens de l’antiquité !
Nous disposons à ce jour d’une quarantaine de sources qui nous parlent de Jésus, sur une période de 150 ans après sa mort. Sur l’empereur Tibère, nous n’en possédons qu’une petite dizaine dont l’une est précisément l’évangile de Luc. Même en tenant compte des persécutions et des destructions de manuscrits qu’elles ont entraînées, l’existence d’un Hébreu marginal est plus attestée que celle d’un empereur romain !
Difficile de croire en un Dieu humain, un Dieu qui se serait « incarné ». Après tout, Dieu c’est Dieu. Comment accorder le moindre crédit à un Dieu qui se serait fait homme ?
Je pense à ces mots de Tertullien, qui vécut au début de l’ère chrétienne : le fait que ce mystère soit incroyable le rend justement crédible. Si l’on voulait inventer un Dieu où écrire son histoire, on ne le ferait pas à l’image de Jésus-Christ : il est hors des schémas de la psychologie qui engendra les dieux. Les dieux que se sont forgés les humains leur ressemblent trop par leur concupiscence ou sont, au contraire, trop sublimes. Comme le disaient les pères de l’athéisme contemporain : « Les dieux des hommes pauvres sont riches. » Notre Dieu est paradoxal, c’est ce qui fait sa grandeur. Il est crédible par le fait qu’il n’obéit à aucun calcul. Il déjoue toutes les prédictions.
Je pense surtout que l’homme s’est créé le Dieu qu’il a voulu !
Oui, si l’on croit Voltaire : « Si Dieu a créé l’homme à son image, l’homme le lui a bien rendu. » Mais le Dieu chrétien démythifie l’image que nous avons des dieux. Il est n’est ni un dieu des philosophes, enfermé dans ses cieux, ni un dieu de la mythologie avec ses pouvoirs et ses mœurs trop humaines. Il est le Dieu de l’expérience, le Dieu de la rencontre. Dieu peut devenir l’opium cher à Karl Marx, s’il ne devient pas une question politique, une question pratique, sociale : l’amour en actes.
C’est absurde de penser que Dieu ait pu vivre comme un homme : comment croire une seule seconde qu’un Dieu ait eu besoin de manger, de dormir, de naître d’une femme ou d’être élevé par des parents ?
Je pense à mes amis musulmans avec lesquels j’ai eu de nombreux débats dans ma jeunesse, au Liban. Ils me disaient : comment pouvez-vous attribuer à Dieu le fait qu’il soit fatigué, qu’il ait sommeil, qu’il soit piqué par un insecte, qu’il ait des besoins à satisfaire ? Comment imaginer un Dieu pareil ? Je comprends leur scandale : quand on lit le Nouveau Testament, ce que Jésus dit de lui-même scandalise jusqu’à ses propres disciples ! Nous sommes entrés dans le troisième millénaire après son incarnation et pourtant, il est toujours aussi difficile à percevoir avec les seuls outils de la raison. Notre chemin de compréhension humain doit être éclairé par le don de la foi.
Facile à dire ! Il n’y a rien de plus compliqué que de se débarrasser de nos préjugés sur Dieu…
Au contraire, il n’y a rien de plus simple : pour le connaître, il faut venir et voir. C’est l’invitation qu’a lancé Jésus à ses disciples. Ce qui est compliqué, c’est d’accepter de mettre en doute nos fausses certitudes.
Moi je veux bien essayer, mais comment faire alors qu’il y a si peu de place pour le spirituel dans notre société ? Il faudrait retrouver le désir de l’absolu ?
Oui, faire l’expérience de la recherche. Avoir envie de nourrir son esprit et son intellect. Pour répondre à la question de Dieu, il faut être ouvert à la question de l’homme. Retrouver le gout de la quête de sens. Le manque d’appétit spirituel nous prive de ce dia- logue essentiel.
Si je comprends bien, pour connaître et comprendre Dieu, il suffirait de fermer les yeux et de se laisser faire ?
Non, la mystique chrétienne n’est pas un repli sur soi : elle regarde la réalité en face. Elle n’est pas une méditation transcendantale, mais une immersion dans l’humanité de Dieu. Un Dieu humain nous invite à cheminer par le Christ pour arriver à lui. À parcourir l’homme pour arriver à Dieu. Il n’y a pas de mystique désincarnée. Le chrétien doit être divin et humain comme le Christ était vraiment Dieu et vraiment homme.
Jésus pose des gestes qui déconcertent pour un Dieu. On comprend que même ses contemporains aient pu avoir des doutes ! Il lave les pieds de ses disciples par exemple, quelle idée !
Même un serviteur juif ne pouvait laver les pieds de son maître : trop humiliant. La réaction choquée de Pierre doit se comprendre à cet aune. Pourtant, Jésus lui dit : « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi. » Sous entendu : « Tu n’entreras pas dans le Royaume des Cieux avec moi. » Le lavement des pieds n’est donc pas une fin en soi. Il a un autre sens.
L’eucharistie ensuite, on parle d’un Dieu qui se donne à manger qui dit de lui : « Je suis le pain et le vin ». C’est carrément bizarre !
On avait connu le banquet rituel du culte de Mithra, mais un Dieu qui se donne lui-même, qui devient la nourriture de ses fidèles et qui s’unit d’une manière presque charnelle à eux jusqu’à ne faire qu’un seul corps et un seul cœur, c’est profondément nouveau. Le don de soi-même dans l’eucharistie s’explique par le don de la vie de Jésus sur la Croix. Ces trois mystères : lavement des pieds, eucharistie, mort sur la croix, se complètent et s’expliquent, s’éclairent les uns les autres.
Un Dieu qui meurt sur la croix : je ne comprends pas que les croyants puissent accepter cela !
Le Père a voulu que le Fils meure pour nous. « Aimer, c’est tout donner et se donner soi-même », disait Thérèse de Lisieux. Tout donner. L’homme a voulu s’emparer de la divinité et Dieu la lui a donnée. Comme l’évêque Myriel qui offre ses chan- deliers à Jean Valjean dans Les Misérables de Vic- tor Hugo : il a purgé son péché. C’est l’eucharistie, le lavement des pieds : « Moi, le maître, je vous lave les pieds, faites de même les uns pour les autres. »Dieu fait homme, c’est la complémentarité entre miséricorde et justice. Je l’expliquerai avec les mots du théologien jésuite François Varillon : il faut comprendre que Dieu n’est qu’amour. « Si Dieu est tout puissant, il ne peut que ce que peut l’amour. »Ce n’est pas un amour à l’eau de rose, c’est un amour qui nous fortifie, nous rend justes, nous libère et nous rend à nous-mêmes.
POUR ALLER PLUS LOIN
Au-delà de la mort de Dieu
Robert Cheaib, Salvator, 2019, 200 pages, 18 €.
Un Dieu humain
Robert Cheaib, Salvator, 2020, 182 pages, 18 €.